« Et ils attendaient avec impatience le vingtième siècle parce que c’était une occasion nouvelle pour l’humanité et qu’il fallait tirer les leçons des erreurs du passé. »

Imaginons un citoyen du coeur de l’Europe, contemporain des attentes du monde d’hier, transplanté aujourd’hui et submergé brutalement par le récit du vingtième siècle que ferait un idiot immobilisé entre le trou de mémoire et le trop plein de mémoire, une sorte de brave soldat Chvéïk peut-être.

Pêle-mêle, la première guerre mondiale, le dadaïsme, les matières plastiques, le nazisme, l’électricité, les tranchées, le surréalisme, le papier hygiénique, la psychanalyse, le communisme, le premier pas sur la lune, la seconde guerre mondiale, l’émancipation de la femme, les bombardements, la théorie de la relativité, l’automobile, les camps, la poupée Barbie, le zyklon B. Un tourbillon de faits sans ordre chronologique auquel viendraient se mêler comme autant de ritournelles les refrains de la voix du peuple (ce que les gens disaient, pensaient, croyaient, ce que les gens attendaient…) et les tentatives théoriques des voix autorisées (les historiens, les anthropologues, les sociologues, les psychologues, les philosophes…). Le vingtième siècle alors comme un défi à l’histoire : un insolite puzzle où les faits, les inventions, les croyances, les idéologies, mais aussi les théories historiques, les questions mémorielles et les discours philosophiques sont mis à plat, au même niveau, sans que rien ne puisse dicter un sens ultime. Le texte joue avec les codes du récit historique ; son auteur s’amuse à déjouer les lois de la chronologie, de la cohérence, du sens ; Patrik Ourednik n’a pas de message à délivrer et encore moins de leçon à donner. Il invite plutôt à la question.

Méditation dadaïste sur les régimes de récit et sur ce qui préside aux constructions du récit historique. Quelle histoire nous racontons-nous ?

Méditation faussement naïve sur les régimes d’historicité, ceux dépassés de l’héroïsme ou du déclin, de la tradition ou du progrès, mais aussi sur la tension entre l’horizon d’attente et les ruines de l’expérience, entre l’impatience de l’utopie et les impossibles leçons du désenchantement, où le vingtième siècle raconterait l’histoire d’une inversion ou d’un retournement. Illustration de l’utopiste inversé peut-être : au début du siècle, les gens pouvaient imaginer ce qu’ils n’étaient pas encore capables de produire ; à la fin du vingtième siècle les hommes ne sont même pas capables d’imaginer ce qu’ils ont été capables de produire. L’histoire est-elle alors finie ?
Mais ce ne serait sans doute pas la moindre des ironies que de prétendre échapper à l’histoire – et aux idéologies – en déclarant la fin de l’histoire – et des grands récits. Mais alors quelle histoire faisons-nous?

Méditation jubilatoire sur les régimes de mémoire où les monuments aux héros ou aux victimes sont susceptibles de devenir autant de symptômes hystériques, où les commémorations et les déclinaisons du devoir de mémoire ne préviennent ni ne guérissent jamais des répétitions toujours possibles et où les abus de mémoire finissent pas absorber l’histoire. Quelles leçons retenons-nous ?

Ni cynisme, ni nihilisme donc, mais la brave naïveté de qui se laisse convoquer à l’expérience d’une telle remémoration et des questions qu’elles suscite.

Le Groupe Merci, hanté par l’obsession de la catastrophe et de la non-réconciliation, de l’exposition aux failles et aux fractures de la langue, ne pouvait pas décliner une telle provocation à l’anti-monument.

Marie-Laure Hée

19 février 2008