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La Mastication des morts

+ d'infos sur le texte de Patrick Kermann

: Entretien avec le Groupe Merci

Propos recueillis par Marion Guilloux

Pourriez-vous revenir sur les origines de la compagnie ?


Solange Oswald : J’ai débuté en tant que comédienne et rapidement, j’ai été très attirée par la mise en scène, en dépit de l’époque qui laissait peu de place aux femmes. En fondant ma compagnie, je souhaitais questionner l’adresse faite au public. Comment convoquer le spectateur et l’inviter dans des lieux inattendus ? J’aimais ce désir de le déshabituer au confort des salles, au rapport frontal et de lui proposer du sacré, du tragique là où personne ne pouvait l’attendre. Bien entendu, d’autres se posaient déjà ces questions, mais les rencontres avec Joël Fesel qui faisait des installations puis avec Patrick Kermann lors de l’une de ses résidences d’écriture à la Chartreuse ont consolidé ce désir, et c’est sur ce principe que nous avons fondé la compagnie.


Joël Fesel : En 1996, lorsque nous avons commencé à travailler ensemble, nous avions envie d’effractions et de surprises. Nous avions toutes et tous un rapport avec le théâtre, mais nous envisagions nos créations comme des installations éphémères, conçues in situ, qui ne pouvaient pas se reproduire en tournée ou sur plusieurs dates. C’est dans cette perspective que nous avons créé De quelques choses vues la nuit, un texte de Patrick Kermann. À partir de là, nous avons cheminé avec son écriture et la compagnie a ensuite monté quatre de ses textes. La Mastication des morts est le dernier, puisqu’il a disparu l’année suivante, nous laissant en deuil de notre auteur. Aujourd’hui, nous en sommes au vingt-neuvième objet nocturne. Nous ne pensions pas qu’un si long chemin de théâtre nous attendait ; La Mastication des morts faisait alors partie de ces objets non reproductibles.


Vingt-trois ans plus tard, proposez-vous une réinvention de l’œuvre originelle ?


S.O. : Ce spectacle a été créé en 1999 sur le cimetière du cloître de la Chartreuse. Cette installation était composée de tentes igloo, de lits funéraires noirs façon camping et de vingt-deux comédiens. Nous marchions sur des tombes de moines anonymes et pensions que cette installation n’aurait pas de suite. Pourtant, à partir de là, notre cimetière – celui de la pièce – est devenu un cimetière ambulant. Nous l’avons tourné dans des villages, dans des forêts, des cités, des monuments et des usines désaffectées... Il n’a eu de cesse de se balader, en restant malgré tout imprégné de ce lieu premier.


J. F. : Revenir ici, vingt-trois ans plus tard, c’est une boucle mais aussi un hommage à Patrick Kermann, qui a écrit ce texte puis mis fin à ses jours ici même. Revenir à la Chartreuse, c’est une manière de clore ce rituel. Il n’y a pas de recréation mais nous vivons l’aboutissement de quelque chose. Nous n’avons pas porté ce projet depuis si longtemps sans en être transformés. Nous n’avons pas décanté tout ce qui nous a traversés pendant ces nombreuses années néanmoins, aujourd’hui est venu le temps pour le Groupe Merci de répondre à la question de la fin de ce voyage : comment déposer nos valises, car les arlequins ne sont que de passage eux aussi.


S. O. : La Chartreuse est un lieu où des auteurs et autrices travaillent la langue, cherchent les mots. Il était nécessaire de revenir à l’endroit où s’écrivent les choses. Patrick Kermann nous a énormément apporté dans sa quête d’une écriture nouvelle.


Votre installation a aussi à voir avec la forme fragmentaire qui était le propre de Patrick Kermann ?


S.O. : Oui, Patrick Kermann était passionné par l’écriture de fragments et les manques que cela créait. Dans La Mastication des morts, il y a cent soixante-dix récits. Il est impossible de tous les entendre, de se saisir de ces monologues qui mis bout à bout ont une durée de quatre heures, alors que le spectateur n’en a qu’une et demie. Tout au long de cet oratorio, le spectateur doit donc faire des choix. Sa déambulation devient un geste aléatoire qui lui appartient. Nous sommes chacun un témoin de ces histoires et un confident des gisants auprès desquels nous nous arrêtons et écoutons.


J. F. : L’ensemble des fragments ne recompose pas une histoire à part entière, la quête d’une unité totale est donc impossible. Nous aimons décrire cette installation comme une constellation de voix, toutes enterrées au cimetière fictif de Moret-sur-Raguse. S’il y a bien des échos entre les gisants, ce qui les relie avant tout est leur étonnement face à la mort. Chacun tente de reconstituer son histoire d’avant trépas et de comprendre le pourquoi de sa disparition. Mais ils sont tous dans l’incapacité à comprendre ce qui leur est arrivé. Quelque part, tous encombrent le monde à force de ressassement. Le public, malgré lui, se retrouve alors entraîné dans cette enquête chorale vouée au néant.


S. O. : Cela a été un véritable moteur de travail. Il y a ces morts que nous pourrions décrire comme banales et d’autres qui viennent se heurter à la grande histoire, aux guerres surtout. L’écriture est alors une machine à rêver, à interpréter, à reconstituer, à s’interroger. Tout est curieusement très ludique. Lorsque les récits s’achèvent, les personnages meurent et recommencent un autre texte, ils ressassent. Cet effet de répétition crée un blocage affectif, salutaire.


J. F. : Effectivement, le public est sans arrêt obligé d’abandonner. Il abandonne un mort, mais aussi un acteur. Cet arrachement fait partie de l’expérience du deuil. Il y a un moment où nous sommes dépossédés du vivant, de l’autre.


Comment avez-vous rêvé cette scénographie ?


J. F. : J’imaginais cette installation comme une exposition. Nous devions « exposer ces voix ». La question restait de savoir comment les faire entendre, toutes en simultané. Lorsque j’ai vu le plan d’écriture de Patrick Kermann – qui est le dessin distribué au public à l’entrée –, j’ai entendu son écriture comme une cartographie de toutes ces voix. Avec son accord, nous avons massicoté son livre, posé les pages au sol et proposé de s’y promener. C’est ainsi que sont nés cette déambulation et ce cimetière qui a pris des allures de campement. L’architecture de la Chartreuse m’a aussi beaucoup inspiré. Une aventure de vingt-trois années, ce sont aussi des compagnonnages comme des changements de distribution.


S. O. : Oui. Nous allons retrouver quatre acteurs des débuts (sur les seize de l’équipe) et avons transmis aussi des partitions à six amateurs. Ils ont été formés à raconter la vie de ce village, à être « hantés » à leur tour par nos obsessions professionnelles. Cette question de la formation fait partie intégrante de notre travail et nous permet d’inventer à chaque fois des chœurs d'acteurs différents.


  • Propos recueillis par Marion Guilloux
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