theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « Temps »

Temps

+ d'infos sur le texte de Wajdi Mouawad
mise en scène Wajdi Mouawad

: Carnet de création

par Charlotte Farcet , dramaturge

1e partie
Toulouse, le 28 janvier 2011

Très chère Marithé,
Voici plus d’un mois que nous sommes séparés et nous voici dispersés aux quatre coins du monde : Québec, Montréal, Los Angeles, Cuba, Paris, Toulouse, Barcelone, Moscou. Acteurs, auteur, metteur en scène, traducteur, collaborateurs. Cet éclatement est troublant si l’on pense à la concentration qui a été la nôtre pendant ces cinq semaines, enfermés dans le sous-sol du Trident, happés par un objet sans nom, « (…) », par une route sans fi n, et par une ville, une seule, devenue obsession : Fermont. Fermont, dédiée à l’exploitation de la mine du mont Wright, au nord du Québec, à la frontière du Labrador, dont j’ignorais, je dois l’avouer, jusqu’à son existence. « La ville-mur ». Au début, je me suis imaginé un haut mur de pierre, une citadelle magnifi que, puissante, érigée contre le froid et le vent, noire et orgueilleuse, telle une falaise. Mais Fermont ressemble à une immense polyvalente, longue construction des années 70 en forme de V, précédant pavillons et parking. Pourtant, crue, inélégante, elle garde du mystère, empreinte à son insu de l’égarement du monde, de l’égarement des vies. Québec, Montréal, Los Angeles, Cuba, Paris, Toulouse, Barcelone, Moscou, Fermont. Je ferme les yeux et relie ces points comme le fait un enfant. Quelle est la forme de cette constellation ? Un rat peut-être? Cet animal venu envahir notre imaginaire, traversant la ville par hordes, à l’aurore et à l’aube. Moscou, pointe de la queue, Montréal et Québec contours du museau, Fermont pointe d’une oreille, Los Angeles extrémité d’une moustache, Cuba, patte avant, Barcelone patte arrière. L’animal court sur plusieurs continents. Nous avons développé une tendresse et un respect pour lui, si intelligent, véhiculant autant de maladies que de mythes, d’OEdipe au joueur de fl ûte, oeil perçant du Sphinx qui s’est posé sur nous pour nous poser son énigme : « (…) ? »
Oui : (…) ?
Que pourrais-je en dire ?

2e partie

Je regarde mon cahier de répétition. Je l’ouvre, le ferme. Apparition, disparition. Tout ceci existe-t-il ?
Étrange doute que laisse l’inachèvement : tout encore nous échappe. Je le parcours; en voici, au hasard, quelques bribes :
8 novembre 2010 : « Travailler comme puzzle : créer des scènes, des images et composer plus tard, c’est-à-dire assembler. » « Matières : fer, béton, soudure. »
9 novembre 2010 : « Échapper au déterminisme, à la causalité. Être dans la légèreté, la clairvoyance. Il est très différent de lire le présent depuis le passé (culpabilité), ou de lire le passé depuis le présent (bonheur). » « Alzheimer. »
15 novembre 2010 : « Dans l’Antiquité, ne peut recevoir d’oracle que celui qui a perdu la mémoire. »
19 novembre : « Mouvement des murs, des objets : une dérive, un flottement. »
22 novembre : « Arcelor Mittal. »
23 novembre : « Wajdi : “Le vent est un personnage. Le décor est son costume.” »
14 décembre : « Le père et l’oubli. La mort et l’oubli. L’écriture et l’oubli. » Rien dans ces notes ne permet de donner une image claire de « (…) ».
pour tenter de raconter. De quoi est-il question ? D’équilibre; de chaos; de mal; d’écriture; de mots; de silence, d’innocence; de mémoire et d’oubli; de huis clos et d’infini; d’âges; de langues, d’interprètes; d’aveuglement; d’Électre; de feu, de métal, de terre, de sang; de dérive – et je me souviens de cette définition donnée un matin par Isabelle : « variation lente et progressive d’une grandeur »
Encore vrac, bribes, éclats.
Rien de précis, ni de général ne me vient ; je ne suis capable, je m’en rends compte, que de parler par énigme. Parce que rien n’est achevé, mais que tout est ouvert; parce que rien n’est arrêté, mais encore en mouvement. Nommer l’histoire serait la trahir, non pas au sens de la révéler, mais de la précéder : parce qu’elle, se cherche et ne nous a pas encore tout dit. Je me sens au fond étrangement démunie devant cette nécessité de parler. Et je sens l’inquiétude monter en moi : de quoi pourrais-je parler? Il faudrait tenter de réfléchir, exhumer les prémices d’un sens, ordonner ma pensée et raconter le chemin, étape par étape, jour après jour. Réinventer le journal. Mais je sens l’erreur de l’entreprise : si le temps d’un calendrier est linéaire, celui de la création est insensé, fait de sauts et de sursauts, d’allers et de retours, épais, épais ; une masse à l’intérieur de laquelle on tombe, sans lumière et dont on ne sait, jusqu’à la fin, comment on va se relever. Que sont donc tous ces mots surgis dans mon esprit? Les points, comme les villes de chacun d’entre nous, d’une constellation dont la forme n’est pas encore apparue, mais dont la sensation est très forte et précise, une sensation que je peux, elle, décrire sans hésitation, partagée par tous ceux qui étaient pendant ces cinq semaines dans ce sous-sol du Trident : vent, froid, silence; brutalité, âpreté, violence. Il suffit que je ferme les yeux et me concentre pour immédiatement la retrouver. Elle, l’haleine de « (…) ».

3è partie


Apparition, disparition. Nous voici à la fin du mois de janvier et si je détourne les yeux de mon écran, je rencontrerai la brique rose de Toulouse et son ciel bleu, me souvenant encore des airs de printemps du week-end précédent. Où est Fermont? Où sont Nappier, Noëlla, Edward, Blanche, Apolline, Meredith, Vera, Arkadiy? Apparition, disparition. C’est ainsi que ce spectacle se crée, jusque dans son mode de narration. Il n’y avait rien au départ et à peine plus pour Wajdi, table rase. Wajdi avait fait le choix de venir poches vides, du moins le plus possible. Pendant des mois, il avait tenté de garder fermé « le couvercle de la marmite », empêchant son esprit de trop construire, désirant être le plus libre, le plus vierge possible, habité par le désir secret de se déporter. Ne pas construire, ne pas prévoir, pour « dériver ».
Ce mot a été le premier prononcé et nous a offert l’embarcation sur laquelle nous nous sommes installés.
Ce choix peut sembler surprenant, si l’on pense au temps qui nous était offert, si différent de celui des projets précédents : à peine sept semaines, réparties en deux temps, cinq semaines à Québec, deux à Berlin. Forêts s’est créé en neuf mois, Seuls en sept, Ciels en six. Là, l’urgence est maîtresse. Et pourtant Wajdi a choisi de préparer le moins possible ces répétitions, préférant se jeter dans la gueule du temps, choisissant le risque, pour « s’ » échapper, c’est-à-dire se semer. Dériver pour, peut-être, arriver ailleurs. «  », parce que parfois il est inutile de nommer Inde ce qui sera Amérique.

4è partie

Très souvent, au cours des répétitions, j’ai été traversée par cette pensée : s’il y avait eu plus de temps, nous n’aurions pas trouvé ce que nous avons commencé à trouver. Quelque chose précisément a été possible grâce à ce manque, comme s’il nous avait obligés à la « frappe chirurgicale », nous imposant la simplicité, c’est-à-dire l’évidence. Et pourtant, comment transmettre cette chose saisissante? Si de fait nous étions dans l’urgence, jamais nous ne l’avons ressentie, jamais nous n’avons eu la sensation de devoir nous presser. Et même, nous nous sommes embarqués sur le radeau fragile de l’expérimentation : sur ces cinq semaines, plus de deux ont été entièrement consacrées à des discussions, échanges, recherches. Autour de la table d’abord et de l’histoire; puis sur le plateau. Des jours sans nord, sans sud, sans est et sans ouest, passés à essayer, à voir; sur scène s’esquissaient des rencontres, des états : père et fille repassant; père avec pâte à modeler; fille dansant; père se brossant les dents; femme ouvrant un carton de souvenirs. Éclipses laissant apparaître les personnages, parfois sous la forme de cauchemars, et des objets, venus s’inscrire sur nos rétines : un cintre métallique, une enceinte de musique, un manteau de fourrure, un fusil, des feuilles de papier blanc, un casque de chantier, le cadre d’une porte, de la pâte à modeler. Objets singuliers, chargés encore aujourd’hui, dans leur disparition, d’une force inouïe.
Un soir, nous avons mis bout à bout ces séquences, presque deux heures de matière. Et quelque chose nous est apparu : l’oeuvre ne surgit pas d’elle-même, ni du hasard seulement, elle demande qu’on s’engage en elle, qu’on la combatte, sinon elle reste à l’état de matière, atemporelle. Nous avons alors ressenti le désir de construire, car nous étions habités par une histoire, c’est-à-dire par du temps.
Le lendemain, une scène est apparue.
Et l’écriture a commencé.

Dans cette concentration du temps, dans cette urgence, nous avons vécu lentement, posément, heureux. Comment ne pas dire cette chose-là tout à fait étourdissante : le bonheur, la douceur. Jamais l’inquiétude. Après tout, combien de secondes existe-t-il dans sept semaines de répétition? Une infinité. Ainsi tout s’est passé dans le « ravissement », ces crochets nous ont ravis, c’est-à-dire emportés, enlevés, âme et corps, sans que nous le pressentions, et cet enlèvement a été, jusqu’à présent, enchantement.

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.

Loading…
Loading the web debug toolbar…
Attempt #