theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « Médée, poème enragé »

Médée, poème enragé

mise en scène Jean-René Lemoine

: Entretien (2/3) avec Jean-René Lemoine

Entretien avec Fanny Mentré

Il y a, dès le début du texte, cette adresse : « Mes amies... » Iseult et Penthésilée sont citées, mais cela s’adresse aussi au public. Comment est venu ce point de départ ?


C’est en effet le point de départ de l’écriture. Pour oser le monologue, j’ai besoin impérativement de savoir à qui je m’adresse. Dès le début, Médée s’adresse au public qui pour elle fait partie intégrante de la représentation. Quand elle dit  « Mes amies...  », elle féminise tout le public. Les spectateurs, hommes et femmes confondus, deviennent le chœur de sa tragédie. Ce chœur ne parlera pas mais il écoute, il avance dans l’histoire en même temps que Médée, il accepte de souffrir avec elle. C’est à cela qu’invite ce « Mes amies... » Dans ce monologue, Médée dit aux gens : vous connaissez mon histoire, mais je vais vous la raconter à nouveau, nous allons la revivre ensemble. Et ce récit est scandé par des ruptures, où Médée s’adresse directement à Jason, à Créon, à Apsyrte, comme si elle tombait dans les précipices du souvenir vivant. Si elle arrive au terme de l’histoire sans mourir, c’est précisément parce qu’il y a cette écoute, cette oreille accueillante, symbolisée par le public. Cette fonction peut être douloureuse pour les spectateurs car elle les place de facto dans une position de complices. Ils se jettent dans l’histoire en même temps qu’elle, alors qu’ils souhaiteraient peut-être rester un peu plus en retrait. Ils n’ont pas le temps de porter un jugement, de penser que c’est moral ou immoral car ils sont rivés à cette écoute qui les rend acteurs.


C’est aussi une manière de dire aux spectateurs : vous êtes des Médée potentielles, alors qu’on a tendance à penser qu’elle est inhumaine ?


Exactement. Elle est « ce que nous ne sommes pas. Ou ce que nous ne voulons pas être ». Et pourtant cet excès est en nous. On rejoint la catharsis de la tragédie antique. Et Médée arrive au bout de son récit en s’appuyant sur nous, répétant sans cesse cette adresse  « mes amies...  » C’est l’écoute qui permet à la parole de s’écouler, d’entrer dans les profondeurs de l’âme, comme dans l’analyse.


L’arrivée à Corinthe marque un tournant. Jason et Médée vivent dans l’opulence, mais elle devient aussi l’objet des fantasmes sexuels de ses hôtes. Est-ce pour symboliser l’opposition des deux mondes dont vous parlez ?


La scène d’orgie à Corinthe me paraît révélatrice du monde dans lequel nous sommes, où la liberté sexuelle s’est transformée en libéralisme, en une sorte de  « libre échange  » des corps. Elle dit bien sûr la domination d’une société − occidentale en l’occurrence − sur une autre. La première transformant la seconde en objet consommable et donc jetable une fois qu’il a été consommé. La force tragique de Médée, c’est qu’après avoir accepté cette domination, elle opère un retournement fulgurant et refuse la place qu’on lui assigne.


Mais à dire vrai, je ne tiens pas à figer cette scène d’orgie dans une interprétation. Cette scène des corps permet justement, selon moi, de ne pas être dans le discours, le théorique. Je préfère être dans la peinture des choses, dans le charnel de l’insupportable. Ensuite, c’est au spectateur de décider ce qu’il pense de cela. Dans sa monstruosité, cette scène garde un pouvoir de séduction. C’est précisément cette ambiguïté qui m’intéresse. Elle ne permet pas de dire d’emblée : « je comprends ce qui se joue et je refuse cette violence ». Le spectateur entre d’abord dans l’érotique de la scène, et ensuite il reçoit le coup de massue. C’est anti-brechtien.


Il y a plusieurs niveaux de lecture. La scène de l’orgie raconte aussi la capacité de tout dépasser par amour, parce que Médée le fait pour Jason.


C’est vrai, elle fait tout cela « pour Jason ». C’est la complexité de la psyché. D’une certaine manière, elle n’est même pas salie par cette scène pendant qu’elle la subit. Elle est salie après, quand elle se la remémore, alors qu’elle a été abandonnée par celui à qui elle a tout donné. La violence revient alors comme un boomerang. Pour elle, la véritable monstruosité, c’est d’avoir traversé tout cela et d’être quittée quand même. Elle réalise a posteriori jusqu’où elle est allée et combien la passion l’a rendue imperméable à l’avilissement.


Dans la débauche la plus totale il y a aussi la pureté la plus absolue. Par ce « sacrifice » du corps, Médée donne une dimension sacrée, liturgique, à son amour pour Jason.


Peut-on dire que, dès le début, elle est dans l’attente de Jason, même quand elle est avec Apsyrte ?


Apsyrte, le frère de Médée, est celui qui lui permet de ne pas mourir de ce désir fou qu’elle a de partir, de s’échapper. L’inceste entre la sœur et le frère n’existe pas dans la tragédie. Dans aucune version, à ma connaissance. Mais la mythologie, c’est aussi cette possibilité qui est donnée aux auteurs de réinventer la même histoire, au fil des époques. Chez Euripide, Médée tue Apsyrte en le démembrant. Je me suis dit que pour arriver à cela, il fallait qu’elle l’ait déjà tué symboliquement auparavant. Elle le tue donc d’abord en l’aimant, dans cette dévoration de l’inceste qui permet à un individu de survivre en annihilant l’autre.


Ensuite, quand Jason arrive, elle termine ce qui est déjà en acte en démembrant Apsyrte et en jetant ses membres à la mer pour retarder la flotte du père qui est à leurs trousses. C’est en cela que Médée est toujours dans la déraison. Mais il y a quelque chose de très concret, de très architecturé dans cette déraison. Le mot exact serait plutôt la « démesure ».


Qui est partout. On a l’impression qu’il n’y a pas un seul être raisonnable, dans tous les endroits traversés, tout est démesure, cruauté, violence. Il y a très peu de repos possible.


C’est vrai. Comme si cette démesure était le reflet du monde. D’ailleurs quand elle revient à sa terre natale après avoir traversé des souffrances infinies, après la rébellion, c’est pour entendre son père lui dire : « Tous ces étrangers, tous ces étrangers, il faut les chasser, les abattre  ». La violence, la négation de l’autre n’a pas de territoire, elle est partout, traverse tout.


Ce sentiment est présent dès le début où elle dit : « il n’y a pas d’issue ». Finalement, Médée est d’emblée dans la mort ?


On peut la voir aussi comme une femme condamnée à vivre. Après la sidération amoureuse, une fois que s’est écroulé le fol espoir, il ne lui reste plus que cette condamnation à vivre. Médée est une des rares héroïnes qui n’est ni jugée ni punie pour les crimes qu’elle commet. Elle paie son tribut « à l’intérieur », dans un délabrement intime.


Vous avez choisi de lui faire dire que le mythe ment : elle n’a pas eu d’enfant, par la suite, avec Egée. Est-ce une façon de dire que le monde s’arrête à Jason ?


Le monde s’arrête avec Jason, mais ensuite il y a le retour de Médée vers le père. Est-ce à dire que le monde s’arrête au père, qui constitue, dans sa fermeture à l’égard de sa fille, l’ultime, infranchissable frontière ? Ce que j’assume dans tout cela, c’est que tout souvenir est sélectif, toute vérité est mensonge. Si Médée poème enragé est pour moi le chemin de l’intime, il n’en demeure pas moins qu’écrire, c’est orchestrer, scénariser, écarter, choisir. Ce qui est raconté ici, c’est comment un personnage, Médée, tente d’arriver à l’os d’elle-même, à l’os psychanalytique, même si cette quête doit la tuer. Peu importe alors que la fable soit vraie ou fausse, ce sont des pans entiers de la mythologie qui s’effondrent devant l’urgence d’une vérité impérieuse, celle du sens qu’on donne véritablement à sa vie, à la vie. C’est comme Œdipe qui n’a d’autre choix que d’aller à la vérité de lui-même. Avec tous les refus et l’aveuglement que cela implique. À un certain moment, Médée n’agit plus. Elle est agie par le destin jusqu’à cette vision de la pleine lumière, cette image ultime où elle revoit Jason sur la plage. Elle sait parfaitement l’irréalité de cette image, elle sait que ce n’est plus Jason, mais c’est tout ce qui lui reste pour pouvoir vivre jusqu’au lendemain. Même quand tout est accompli, quand tout est mort autour d’elle, elle a besoin de récréer des images − du fantasme −, elle a besoin, encore, de revisiter l’homme qu’elle a aimé.


Peut-on parler du processus d’écriture ? Sauriez-vous quantifier le temps que vous avez passé à écrire ce texte ?


Le projet étant pour moi de faire une sorte d’opéra parlé, je souhaitais l’écrire en même temps qu’un compositeur, qui en aurait créé la musique. J’ai donc écrit le premier mouvement et je voulais qu’un musicien s’en empare. Cela n’a pas été possible. J’ai donc laissé reposer ce premier mouvement pendant plusieurs mois, puis, comme il n’était pas possible de travailler dans le même temps avec un compositeur, je me suis remis seul au travail et j’ai écrit le reste en trois mois. Il était important pour moi d’écrire très vite, dans un jet. Il y a tant d’allers-retours temporels dans l’histoire telle qu’elle est structurée dans cette pièce, que le risque de perdre le fil était toujours présent, ce qui générait une grande inquiétude. La rapidité − relative − me permettait de garder une vision globale.


L’existence des trois mouvements était-elle une chose prédéfinie ?


Non. Les mouvements se sont imposés au fil du temps. Je ne savais pas au tout début quelle forme cela allait prendre. J’ai pris le risque de ne pas écrire mais  « d’être écrit  ». Quand le deuxième mouvement, celui de l’exil, s’est imposé, j’ai compris qu’il y en aurait un troisième, car il était clair pour moi qu’il devait y avoir une confrontation avec le père. Cette Médée était, en profondeur, une réflexion sur le lien filial. J’ai souvent eu la crainte de ne pas arriver à construire cela. Comme il était nécessaire de donner toute son ampleur à la dimension amoureuse, jusqu’à son paroxysme, je me suis, à divers moments, demandé si j’arriverais à retrouver le huis-clos paternel, qui était pour moi le cœur du projet.


imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.

Loading…
Loading the web debug toolbar…
Attempt #