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Médée, poème enragé

mise en scène Jean-René Lemoine

: Entretien (1/2) avec Jean-René Lemoine

Entretien avec Fanny Mentré

Votre texte Médée poème enragé est une réécriture du mythe de Médée, qui reprend tous les éléments de la légende. Vous avez choisi de l’interpréter. Comment le projet est-il né ? Avez-vous écrit sans penser au plateau ou est-ce prioritairement un projet d’acteur ?


Je ne peux pas parler de projet d’acteur, même si, dès le début, il était évident pour moi que je le jouerai. C’était avant tout un projet d’écriture. La traversée du mythe me permettait de dire des choses de l’ordre de l’innommable. Le mythe, dans sa force poétique, permet de s’abstraire de la dimension morale, il n’y a pas de jugement sur les personnages, il permet d’être au cœur du vertige, de la monstruosité, au cœur de la violence du monde et des individus. Je voulais m’ancrer dans la poésie et dans le fabuleux. C’est selon moi ce qui manque cruellement à notre monde actuel. La télévision et les médias en général traitent l’information à chaud, dans un souci d’inventer le document immédiat, exclusif, spectaculaire. L’expérience du mythe permet de prendre le plus grand recul par rapport à tout cela, d’éviter la brutalité toute approximative d’un certain réalisme, la superficialité du commentaire, d’affronter (différemment) le bloc de douleur (intime ou sociétal) dans lequel nous sommes plongés.


Traverser le mythe aujourd’hui, c’était aussi se couler dans la matière même d’un chef-d’œuvre, la Médée d’Euripide, mais de garder aussi la mémoire de tant de Médée qui ont été écrites après, entre autres Médée Matériau de Heiner Müller. Mais il était également important pour moi de raconter la fable − tout en la déplaçant −, d’offrir aussi Médée à un spectateur qui ne connaîtrait pas le mythe, pour que chacun puisse appréhender la pièce à son niveau, selon sa propre expérience.


En outre, il s’agissait moins de rendre le mythe moderne, contemporain, que d’explorer ce que ce récit-là peut contenir d’intime. Je ne voulais pas au demeurant que cet intime devienne une autofiction, le récit circonstancié d’une réalité. La vérité n’est pas pour moi dans la véracité des faits ni dans leur précision chronologique.


C’étaient les facettes ambigües de l’intime que je souhaitais creuser, je voulais tenter d’aller au plus profond de l’introspection et du souvenir, sans la sécheresse de la vérité à tout prix, mais plutôt en traversant l’histoire de Médée dans ce qu’elle a de magnifique, de palpitant, d’irréel. Car c’est là que se cachent souvent les vérités refoulées.


Qu’est-ce qui vous a fait choisir le personnage de Médée plutôt qu’un autre personnage de la mythologie ?


Je ne l’ai pas choisie. Elle s’est imposée à moi. Médée m’ouvrait tous les champs du possible et de l’imaginable : le transport amoureux sans limite et sans morale, la dimension fatidique, le prisme du fantasme et celui de la maladie mentale, la question de l’exil − intérieur, familial, territorial −, le choc des mondes et des cultures. Il y avait là un parcours d’abord d’acceptation − allant jusqu’au déni de soi − puis de rébellion, de refus, qui me semblait fondamental.


Pasolini dans sa Médée (tournée avec Maria Callas) plaçait précisément deux mondes dans un face à face brutal. D’une part le monde de la modernité et de la raison, d’autre part le monde de Médée, la barbare, la magicienne, celle qui détient un savoir ancestral, surnaturel, intimement lié à la terre, aux éléments. Dans le film, dès qu’elle quitte son pays, Médée perd ses dons, son essence, son existence. En tentant de s’intégrer à la société de Jason, elle accomplit sa propre désintégration. Cette confrontation me paraissait passionnante dans sa dimension politique.


Médée s’est imposée à moi dans la complexité de ces différentes facettes. Car au-delà du postulat politique de Pasolini, dont j’ai fait trésor, au-delà du choc des mondes, je voulais aussi parler de la famille. Quand je dis famille, je ne parle pas de Jason − qui n’est d’ailleurs que le dévoiement ou la continuation de la famille de Médée −, je parle du noyau originel dont j’essaie d’analyser la toxicité.


L’urgence d’exil qui caractérise la Médée que je ressuscite n’est pas liée au refus d’un territoire, mais bien à l’asphyxie causée par la cellule familiale − la famille étant en fin de compte elle aussi un territoire. Cette Médée raconte le désir − le fantasme − de libération. Elle passe de la prison familiale à l’illusion de liberté que déclenche la rencontre amoureuse. Puis elle réalise que tout cela n’est qu’un mirage et la débauche d’amour se transforme en une nouvelle prison. Au terme de tout ce parcours, elle n’a d’autre choix que de revenir à tout ce qu’elle avait voulu fuir. Elle comprend à la fin qu’en s’en remettant à Jason pour échapper au père, pour tuer le père, elle est tombée follement amoureuse d’un substitut du père et le désastre qui s’en est suivi n’est que le miroir inversé du désastre familial. Jason est bel et bien une autre figure paternelle, inventée, désirée, érotisée puis à nouveau haïe.


Médée est donc pour moi, encore plus qu’un récit d’exil, le récit d’un retour. C’est pour cela que dès le début, le spectateur est placé sur ce chemin. Ensuite on plonge dans l’histoire comme dans un flash-back − en fait c’est une succession d’allers- retours temporels − pour en arriver à un épisode qui, je crois, n’a pas été abordé dans les autres versions de Médée, à savoir le retour aux sources et la confrontation avec le père. Cette ultime confrontation se fait dans un désir de réconciliation, de pardon.


Qui aboutit à cette constatation : « Il n’y a pas d’amour ».


Oui. Cette phrase est un emprunt à Koltès (Dans la solitude des champs de coton, Éditions de Minuit, 1986). C’est finalement cette confrontation, ce dialogue ultime que Médée a toujours cherchés. Le choix du personnage de Médée a aussi été déterminé par le désir de comprendre le meurtre des enfants qui souvent paraît inabordable, presque invraisemblable. Je voulais faire entrer le spectateur dans la tête de Médée, le jeter dans le maelström de sentiments qui bouleversent cette femme et qu’à un moment donné il comprenne son acte, même si cet acte est innommable, et que, d’une certaine manière, il l’accompagne dans son processus.


On est dans le cœur, dans la tête, dans les sensations de Médée. Est-ce que vous l’avez toujours pensé ainsi ou avez-vous envisagé, à un moment, de faire entendre d’autres voix, d’autres personnages ?


Non, jamais. Mais en revanche, les voix se sont démultipliées en elle. Cela s’est opéré dès le début et, par moments, j’ai eu peur de me perdre dans cette narration (ce monologue) composée de lambeaux. Le risque étant de ne pas arriver à garder intact le bloc de l’histoire, comme on peut le faire quand on développe une intrigue avec plusieurs personnages, une progression dramatique avec son paroxysme, etc. Ce monologue est polyphonique. Cette Médée a englouti tous les autres personnages qui resurgissent au fil de son récit, exhibant ce qui reste d’eux-mêmes au terme de cette dévoration.


Il y a donc une oscillation permanente entre incarnation et récit, les personnages se mettant à agir, à « jouer » à l’intérieur même du discours, de l’épopée de Médée. Il n’y a donc pas de vérité, sinon une vérité plurielle, fragmentée.


Il y a, d’ailleurs, des interrogations sur ce qui est fantasmé ou non, je pense notamment au récit de la destruction de la ville où l’on pense au Twin Towers...


Oui, bien sûr, j’y ai pensé. Il y a un perpétuel va- et-vient entre réalité et fantasme. Quand Médée quitte sa terre natale, enlevée, ravie − dans tous les sens du terme − par Jason, elle arrive dans une ville qu’elle décrit comme ultra contemporaine. Les lieux qu’elle traverse, où elle s’installe − des hôtels, une luxueuse villa avec piscine − semblent, eux, bien réels. Mais est-ce la réalité ou s’agit-il d’une fiction intime, d’une hallucination, d’un fantasme, qui se construit avec les éléments du réel ? Car l’état de douleur auquel est arrivée Médée l’amène au seuil de la folie. Les allers-retours entre raison et délire sont constants et parfois presque indétectables.


Médée peut être dans une parfaite maîtrise, dans un concret imparable au début d’une phrase et dans la démesure pathologique quelques mots plus tard.


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