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Maîtres anciens - Comédie

mise en scène Eric Didry

: L’art, le Geste, le deuil et la Famille

par Nicolas Bouchaud

Dans Maîtres anciens (publié en 1985), il y a un narrateur, Atzbacher, qui nous rapporte les paroles du protagoniste principal, le vieux Reger,critique musical qui vient s’asseoir tous les deux jours au musée d’histoire de l’art de Vienne devant un tableau du Tintoret, L’Homme à la barbe blanche. Il y a un troisième personnage, Irsigler, le gardien du musée qui ne parle jamais mais qui est présent dans le discours des deux autres. Atzbacher arrive un peu en avance pour observer son ami Reger, récemment devenu veuf. Nous n’apprendrons qu’à la toute fin la raison qui a conduit Reger à donner rendez-vous à Atzbacher.


Dans ce laps de temps contenu entre l’arrivée d’Atzbacher au musée et l’explication finale du rendez-vous par Reger, l’écriture de Bernhard ouvre un espace de parole. Dans ce présent en suspens, naissent par la voix des personnages des spéculations, des réflexions sur l’art, l’état catholique, la saleté des toilettes viennoises, le deuil, les guides de musée ou encore sur l’industrie musicale « véritable massacreur de l’humanité »... (la liste n’est pas exhaustive).
En grand satiriste, Bernhard, plus encore que dans ces autres romans, pousse à bout sa machine obsessionnelle et éruptive. Reger ne ménage personne et s’en donne à cœur joie. C’est un joyeux massacre dont les victimes principales sont Stifter, Heidegger, Bruckner, Beethoven, Véronèse ou Klimt, c’est-à-dire une partie du patrimoine culturel européen. « J’ai besoin d’un auditeur, d’une victime en quelque sorte pour ma logorrhée musicologique » dit Reger. Sous ses habits de critique musical, Reger est un acteur, un « funambule de la corde sensible », un « terroriste de l’art ». (1) L’écriture de Bernhard, par la puissance de son adresse, prend à parti le lecteur, convoque le spectateur, s’énonce à partir d’une scène imaginaire. Cela m’apparaît encore plus fortement dans ses romans que dans son théâtre. C’est une écriture physique où il arrive que le rythme d’une phrase transmette le message le plus important, on est sans arrêt en mouvement dans une fluctuation incessante entre le sublime et le grotesque de nos vies. Comme son sous-titre l’indique, Maîtres anciens est « une comédie ». Chez Bernhard, le rire est une vertu qui me ramène sensiblement au lien qui unit la littérature à l’air que nous respirons, au dehors, à l’oxygène. Le rire arrive comme un précipité chimique, par un effet d’implosion. Chaque phrase vient en surplus de la précédente jusqu’à la faire déborder, jusqu’à faire imploser le texte. J’y vois une forme de dépense prodigieuse du souffle et de la langue. Un « trop » de la parole. Une dépense. Une parole qu’on pourrait dire hors d’usage. L’écriture de Bernhard ne peut pas se comprendre à travers un prétendu message, ce qu’elle montre c’est un geste : « Elle veut produire un effet et en même temps ne le veut pas ; les effets qu’elle produit, elle ne les a pas obligatoirement voulus (...) modifications, déviations, allègement de la trace (...) ».


L’écriture n’habite nulle part – si ce n’est dans cette salle de musée semblable à une forêt Shakespearienne – elle est absolument de trop, dévoilant tout le « pour rien » de l’homme : sa perversion, sa dépense


Je pense à Dada, à l’année 1916, à Hugo Ball et Richard Huelsenbeck sur la scène du Cabaret Voltaire. Je pense à l’année 1977, au rire de Johnny Rotten à la première seconde du morceau Anarchy in the UK des Sex Pistols. Je pense au mois d’avril 1950 et à l’invasion de la cathédrale Notre Dame de Paris par des artistes du mouvement « Lettriste » : « Nous accusons l’église catholique d’infecter le monde de sa morale mortuaire... ». Je pense que parfois le scandale est réjouissant.


Je pense à l’acteur, je pense au bouffon, à la couleur, à l’amour de Bernhard pour le cirque, je pense à Max von Sydow et à sa troupe d’acteurs humiliée par les bourgeois de province dans Le visage de Ingmar Bergman. Je pense à la dépense. Je pense à ce qui ne rapporte rien.


On se tromperait, je crois, à ne voir dans Maîtres anciens qu’une diatribe roborative contre l’art ou l’état autrichien. Au fil de cette digression infinie où le texte passe d’un sujet à l’autre, on entend les voix des personnages dévoiler des pans de leurs vies. À ces biographies fictives, Bernhard ajoute quelques moments de la sienne. Maîtres anciens est un texte très peuplé, hanté par les voix des vivants et des morts. Je crois que, comme Paul Celan, Bernhard n’oublie jamais de regarder la direction ultime de nos paroles.


Peu à peu la satire fait place à un roman familial dans lequel s’intercalent quelques pages arrachées d’un journal de deuil. L’évocation grandissante par Reger de la mort de sa femme fait directement écho à la disparition de la compagne de Bernhard : « Une ouvreuse d’horizons » comme il le dit lui-même dans un entretien. Dans tous ses romans Bernhard parle de la famille, à chaque fois qu’il veut la détruire, elle ressurgit en lui.


Ces Maîtres anciens ne sont donc pas seulement les grands artistes et philosophes de notre patrimoine culturel, ce sont aussi ceux de notre propre descendance, de notre patrimoine familial. Reger, au beau milieu de la salle du musée, clame sa haine des artistes et de la famille et en même temps l’impossibilité de vivre sans eux. Cette apparente contradiction n’est pas une aporie. C’est une tension entre deux énoncés contraires qui allume la mèche. Ce que Bernhard interroge avec l’énergie d’un combattant, c’est la notion d’héritage. Et le défi qu’il nous lance, c’est de chercher une issue pour sortir du chemin tracé et balisé de notre histoire officielle.


C’est autour de ces mots d’« héritage » et de « transmission » que nous chercherons une expérience, un geste singulier à partager avec les spectateurs.


En songeant peut-être à cet aphorisme tiré des Feuillets d’Hypnos que René Char écrit pendant la Seconde Guerre mondiale au moment où il s’est engagé dans la Résistance : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament ».


Commentant cet aphorisme, Hannah Arendt relie ce moment de la Résistance au surgissement des périodes révolutionnaires dans notre Histoire, à l’apparition imprévisible de ces évènements. Rien dans le passé ne nous a préparé à de tels bouleversements et rien ne nous dit comment les transmettre. « Sans testament ou pour élucider la métaphore sans tradition, il semble qu’aucune continuité dans le temps ne soit assignée et qu’il n’y ait par conséquent humainement parlant ni passé ni futur (...)».


Ces évènements ouvrent une brèche dans notre présent. Cette brèche entre le passé et le futur, Arendt en fait la condition même de la pensée.Penser librement, c’est tenter de former son propre jugement en s’affranchissant de la tradition qui choisit, nomme et conserve.S’il y a une éthique dans l’écriture de Bernhard, je crois qu’elle est dans le prolongement de cette brèche. à l’instar de Reger, Bernhard crée des paysages de pensées où il n’existe aucune transition psychologique entre deux énoncés opposés. Le cours de nos pensées a son autonomie propre souvent indépendante de nous et cela lui donne une forme irrationnelle et radicale qui obéit aux impératifs de l’instant. L’indécence et la provocation de certains passages sont la conséquence de cet enchaînement radicalement impudent de pensées.S’affranchir de la tradition, penser de manière critique en sapant ce qu’il y a de règles rigides et de convictions générales. Je crois que c’est à cela que Bernhard nous invite. C’est ce chemin en tout cas que nous aimerions emprunter avec lui.Ou pour le dire autrement avec Kafka : « Sauter en dehors du rang des assassins ».


Thomas Bernhard donne de la joie parce qu’il nous libère. C’est un grand destructeur mais comme tous les grands destructeurs, il est aussi un grand constructeur. Il fait droit à la protestation contre une souffrance radicalement inutile.

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