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Les Reines

mise en scène Denis Marleau

: Entretien

La part intime du féminin
entretien avec Denis Marleau


Yannic Mancel : Après Le Passage de l’Indiana et Le petit Köchel, c’est la troisième pièce de Normand Chaurette que vous montez. J’aimerais en savoir plus sur les raisons de ce choix et de cette fidélité. Autrement dit, comment définiriez-vous sa singularité, dans l’ensemble des écritures dramatiques québécoises telles qu’elles se sont développées depuis une trentaine d’années, c’est-à-dire, grosso modo, depuis l’acte de fondation posé pas la génération Michel Tremblay-Michel Garneau ? …


Denis Marleau : Ce qui m’a tout de suite intéressé chez Chaurette, c’est qu’avec lui on sortait d’une dramaturgie du reflet ou du miroir, centrée sur une description de notre monde, de notre société, à partir d’un point de vue particulièrement identitaire lié aux contextes politique, culturel et linguistique ambiants dans les années 70, après la « révolution tranquille ». La voix de Michel Tremblay, dans sa nouveauté et son acuité, nous a aidés à mieux comprendre notre société et notre langue. La génération à laquelle appartient Chaurette – il est, comme moi, né en 1954 – a quant à elle pris ses distances par rapport à cette écriture identitaire québécoise. Son projet était de mettre notre langue à l’épreuve en dehors des stéréotypes de l’oralité vernaculaire. Chez Chaurette, ce parti pris s’appuyait aussi sur une recherche autour de la composition et de l’action dramatiques, autour des techniques du récit, avec toutes ces mises en abyme, ce fonctionnement labyrinthique de l’intrigue… L’écriture chez lui ne cesse de tendre des pièges, de développer des fausses pistes, avec des référents qui ne se limitent plus au microcosme de la société québécoise mais qui s’élargissent au contraire au grand théâtre du monde. Il puise dans Shakespeare, mais pas seulement. Les textes de Chaurette sont toujours précédés d’autres textes. C’est un auteur de l’ouverture au monde et de l’intertextualité…


Yannic Mancel : Et dans l’ensemble de l’œuvre de Normand Chaurette, que vous connaissez donc bien pour l’avoir pratiquée à la scène à plusieurs reprises, quelle serait la singularité des Reines ?


Denis Marleau : J’ai envie d’inverser la question. Ce qui m’a le plus surpris, c’est de m’apercevoir que cette pièce, que je croyais assez distincte, participait au fond des mêmes obsessions, des mêmes récurrences, des mêmes degrés d’écriture que toutes les autres pièces. On parle beaucoup du référent shakespearien. C’est un cadre que Normand a choisi pour jeter encore un peu plus de confusion, pour brouiller les pistes sur des thématiques qu’inlassablement il continue de creuser. La Société de Métis, déjà, et Provincetown playhouse mettaient en jeu une représentation théâtrale. Le meurtre d’un enfant y était déjà présent, comme plus tard dans Le petit Köchel. Le paradigme de la femme-actrice-artiste-mère-reine ne cesse de s’y décliner.
Toute cette obsessionalité intime m’avait un peu échappé au départ du travail. Je cherchais plutôt à identifier les sources shakespeariennes, les emprunts à Henry VI et Richard III, et à voir comment ils étaient développés, extrapolés… Et puis finalement, je me rends compte qu’il s’agit d’un faux cadre, d’un leurre. Normand avait travaillé un temps sur un projet de traduction de Richard III qui n’a pas abouti. Ce qui en a résulté, ce sont Les Reines – une construction personnelle sur la part intime, obscure, du féminin dans les univers historiques shakespeariens…


Yannic Mancel : N’y retrouve-t-on pas aussi cette marque de style, propre à Chaurette, qui maintient en permanence une tension entre retenue et tentation lyrique, entre un goût pathologique, presque maniaque, de la précision et la fascination pour l’excès, le débordement ?


Denis Marleau : Ce que vous appelez retenue ou précision va même plus loin. Je parlerais plus volontiers pour ma part de goût pour la rupture, de désamorçage permanent des registres repérables et constitués. C’est d’ailleurs probablement ce qui l’intéresse le plus chez Shakespeare, cette façon dont le tragique soudain se retourne en comique, et vice-versa, comment la farce et le grotesque rebasculent dans la gravité.
L’écriture de Chaurette ne cesse de multiplier les points de vue au fil de son avancée. Elle pousse les personnages dans des directions multiples. Le texte ne cesse de tournoyer, de tourbillonner sur lui-même. Le travail du metteur en scène consiste dès lors à repérer et à prendre en considération les transformations, les écarts, les ruptures de ce cheminement d’écriture. Il s’agit d’une écriture qui se réinvente en permanence, en même temps qu’elle réinvente la fiction qu’elle prend en charge. Les plus grands moments de jubilation du lecteur comme du spectateur sont ceux au cours desquels tous les niveaux d’écriture se mettent en orbite, lorsque leur mouvement semble nous échapper.
Pour revenir à votre première question, je dirai que Les Reines doivent quelque chose aux Belles-sœurs de Michel Tremblay, cette pièce fondatrice de notre histoire théâtrale, recadrée ici dans une perspective et un héritage shakespeariens, mais toujours malgré tout rattrapée par cette touffeur bourgeoise, très canadienne-française, d’un certains temps historique qui est le mien, le nôtre, et qui me fait penser à toutes ces mères, ces tantes, ces grands-mères qui se réunissent pour prendre le thé, se montrer leurs bijoux, leurs robes, leurs parures. La référence à ce temps historique d’aujourd’hui m’amuse autant, et plus encore je crois, que la référence à l’esthétique élisabéthaine et à l’histoire d’Angleterre.


Yannic Mancel : Mais alors, quelle posture Normand Chaurette adopte-t-il par rapport à Shakespeare ? Hommage admiratif ou règlement de comptes ?


Denis Marleau : Ni l’un ni l’autre. L’œuvre de Shakespeare est totalement incorporée dans celle de Normand Chaurette. Il en joue, il s’en amuse. Ces reines sont des reines en peinture, comme les personnages d’une de ses toutes premières pièces, La Société de Métis, qui, échappés d’un tableau, se mettent à exister en dehors des heures d’ouverture du musée, quand les salles redeviennent désertes.


Yannic Mancel : On pense là, bien sûr, à vos propres obsessions de metteur en scène, et notamment aux Maîtres anciens de Thomas Bernhard, ce qui m’amène à cette question : dans quel espace, dans quelle esthétique et dans quels costumes souhaitez-vous faire évoluer ces « Reines » ?


Denis Marleau : Michel Goulet a imaginé une sorte de tour tronquée, où l’on retrouve un peu le principe du décor vertical en coupe du Passage de l’Indiana, troué de cases, d’ouvertures qui laissent entrevoir des lieux, comme celui d’Edouard, tout en haut, d’où sort un escalier avec un balcon. L’important pour nous était de donner à voir des circulations, le trajet de chaque personnage : de la chambre d’Edouard vers le parquet, par exemple… Il y a Isabelle, qui ne cesse de monter et de descendre du palais à la fournaise, ou encore celles qui tournent autour de la tour, à l’extérieur, comme Marguerite, hantée par ses faux-départs et ses voyages imaginaires, sans toutefois parvenir à se détacher du lieu… Dans un lieu aussi central, tout le monde s’observe, se surveille. Et puis il y a ce trou, cette béance au milieu qui correspond au personnage absent, à la figure du fils, George qui est au fond, en bas, ainsi qu’à celle des enfants d’Elizabeth qui font l’objet d’un troc, qui passent d’une main à une autre et qui finiront, dans ce contexte de « massacre des innocents », par être sacrifiés.


Yannic Mancel : Quand on énumère certaines de vos récentes créations – Le petit Köchel, Catoblépas, Les Reines –, on a le sentiment que vous êtes particulièrement attiré par des pièces qui mettent en scène des chœurs de femmes. Y a-t-il une raison à ce choix ?


Denis Marleau : Il y a surtout que l’univers poétique de Normand Chaurette est essentiellement féminin – je pense tout particulièrement à Stabat mater avec son cortège de mères endeuillées…


Yannic Mancel : Que vous apporte de nouveau cette troisième rencontre avec l’œuvre de Chaurette ?


Denis Marleau : Il faut préciser que les deux premières pièces que j’ai mises en scène étaient des créations. L’auteur était très présent aux répétitions. Ce n’est pas le cas avec Les Reines qui ont déjà été créées de part et d’autre de l’Atlantique. J’éprouve donc plus de liberté, un sentiment de familiarité et de légèreté aussi face à tous ces méandres de pistes et de fausses pistes qui caractérise toujours l’écriture de Chaurette. Mais ma plus grande surprise, c’est que j’avais choisi cette pièce dans l’intention de faire un premier pas, un peu décalé dans l’œuvre de Shakespeare, et qu’au bout du compte je m’aperçois que ça n’a rien à voir. Shakespeare n’est qu’un prétexte. Le véritable rendez-vous est avec l’écriture de Chaurette : ses recadrements, ses déplacements, ses décentrements, toujours plus subtils et plus malicieux.


« Lille- Montréal, le 21 septembre 2005 ».

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