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Erzuli Dahomey : déesse de l'amour

mise en scène Éric Génovèse

: Note d'intention

Par Éric Génovèse, metteur en scène

Se rapprocher de soi


Erzuli Dahomey offre un panel de codes de jeu et de références à des types de répertoire particulièrement troublant. L'une des questions qui accompagnent la mise en scène est de savoir quelles sont les différentes thématiques de la pièce – car celle-ci se livre au fur et à mesure – et comment tirer les fils entre ses différents registres. C'est un travail absolument passionnant, autant pour les acteurs que pour le metteur en scène. On reconnaît une bonne pièce entre autres au fait que ses personnages sont entiers, pleins, que l'on peut suivre et comprendre leur parcours. Ici, le parcours de chacun est pour le moins chahuté, mais dense et unique ; Erzuli Dahomey ne parle pas tant, à mon avis, du choc entre deux cultures que de la quête de l’identité, la quête de soi. Chaque personnage, au fil des nombreux accidents, révélations et retournements de situation qui surviennent dans la pièce, se rapproche de sa réalité « nue ». Ce parcours prend des voies très différentes et il est porté, stylistiquement, par ces différents registres, allant du comique au tragique, et qui se justifient en quelque sorte les uns par rapports aux autres, donnant à la pièce une forme globale très cohérente. Ce parcours vers sa réalité se termine pour chacun dans la lumière de la vérité, fût-elle la plus noire : dans la mort – dans une mise en scène grandiose et néoromantique – pour les jumeaux qui se dérobent ainsi à une société malade ; par la folie – au terme d'une transe fatale – pour Fanta, la bonne antillaise car cette réalité lui explose trop brutalement au visage ; par la perte totale des valeurs et l'exploration frénétique du langage du corps et de la sexualité pour le Père Denis ; et par le dénuement total, mais dans une grande lucidité, pour Victoire Maison qui accepte enfin de pleurer parce que les choses lui échappent. Faire avancer le destin des personnages sur scène revient en quelque sorte à peler un oignon. On est de plus en plus près du coeur des choses, et pour Victoire de l'investissement de sa propre parole. Parallèlement, la question qui se pose – une fois de plus ! – pour des acteurs qui abordent ces thèmes de cette façon-là, est : au fond, que signifie jouer ? Quelle expérience fait-on, dans ces moments là, avec sa vie ? Tout cela nous déconnecte-t-il de la réalité ? Ou est-ce qu’on ne finit pas, paradoxalement, par se rapprocher toujours plus de soi-même ?


La révélation par le corps


Au début de la pièce, on est en face d'une construction, celle élaborée par Victoire, qui a tout figé. Après la mort de son mari dont on n'a jamais retrouvé le corps, après avoir été abandonnée par cet homme, après avoir arrêté le théâtre pour lui, il lui reste son propre corps, auquel elle n'a en quelque sorte plus accès ; c'est cette dialectique de la négation et de l'apparition du corps qui va l'obliger à dépasser cet immobilisme, à retourner en elle-même. À la fin de la pièce, elle quitte littéralement les planches, arrête de confondre le théâtre et la vie, de jouer un personnage masqué et elle va se retrouver, se « recoller », réinvestir sa douleur. Le déclencheur de ces métamorphoses, de ces explosions – chez elle, mais aussi chez Fanta et chez le Père Denis – c'est West, et la révélation de son corps, nu. L'irruption du corps peut être d'ordre physique, mais aussi d'ordre sacré. L'histoire de Fanta, qui se dégage de son fantasme de ressembler à une femme blanche en est l'illustration : il y a d'abord sa danse avec West qui la propulse dans l'Afrique de ses ancêtres, puis sa rencontre avec Félicité qui lui fait entrevoir qui elle est, et enfin sa transe lorsqu'elle est possédée par la déesse Erzuli. Le destin des jumeaux passe lui aussi d'une identification à ces nouveaux dieux que sont les people – comme Lady Di – à une réalité physique, celle de leur inceste, sans doute le soir même de leur cérémonie funèbre, tragique, mais sublime. Eux aussi, à un moment de la pièce, dansent, d'abord entre eux, dans une atmosphère « fin de race », viscontienne, puis c'est Sissi qui danse devant le Père Denis, contre de l'argent. Ces moments chorégraphiques sont comme des bulles à l'intérieur des différents codes de chacun – de leur gestuelle – quelque chose qui se construit dans le théâtre et marque un contrepoint avec ce qui se déroule autour des personnages.


Se défaire de la vénération


La pièce est riche car elle ne se contente pas de présenter deux mondes qui seraient celui des Blancs et celui des Noirs mais explore toute la gamme de complexité qui les sépare ou les unit ; la quête de l'ailleurs, la fuite ou le rapprochement de l'origine – Tristan a quitté l'occident, West a quitté l'Afrique. Certes, Félicité, elle, a des « valeurs », plus solides qui lui permettent de mieux réagir que Victoire face à la perte de son fils. Elle vit dans une société qui admet que la mort fasse partie de la vie. Mais dès sa première scène, quand elle arrive chez les Maison pour réclamer le corps de son fils et qu'elle se met à parler du sorcier, qui lui a tout dit (le nom de Victoire, sa froideur, l'ubiquité du Père Denis, l'adresse de la famille !), on se rend vite compte qu'elle se cache derrière le cliché qu'on attend d'elle, et qu'une partie des informations qu'elle détient lui ont tout simplement probablement été révélées par Tristan ; c'est l'extraordinaire construction « à rebours » de la pièce qui empêche les spectateurs de s'en rendre compte tout de suite. Bakary Sangaré, s’il est africain, raconte véritablement un ailleurs, tout en nous permettant de désamorcer, dans la mise en scène, l'imagerie d'une Afrique forcément plus proche du « sacré » et d'une Europe dégénérée, envahie par toutes sortes de substituts aux « vraies valeurs ». Tout ceci est un fait pour lequel je prends volontiers parti mais il faut se permettre le doute, complexifier un peu et tâcher d'éviter la culpabilité bien pensante ; bref, rire de l'Afrique avec la même liberté que l'on rit de notre société. C'est le regard de Bakary par exemple qui nous a permis de bien comprendre cette histoire de sorcier : au moment des lectures à la table, quand Félicité dit « Le sorcier m’a dit ! », Bakary commentait « Oui, le sorcier c’est mon petit doigt ! ». Ce qui signifie que ce sorcier n'est pas si « fort » que cela. La culture de Bakary lui permet d'emblée de saisir le ludisme de cette situation, et de s’en emparer, dans le jeu, en « désacralisant » la chose. Il est particulièrement intéressant de traiter ce sujet librement, en l’absence de vénération car c'est ainsi qu'est écrite la pièce. Bakary n’a absolument aucun tabou face à la société africaine, et peut aussi l'aborder d’un point de vue critique, ce qui est salutaire. Il en va de même avec le personnage que compose Nicole Dogué, martiniquaise d'origine, qui s'amuse avec Fanta. Voire avec Nâzim Boudjenah, acteur algérien jouant le rôle d'un fantôme sénégalais. Cette absence de vénération ne signifie pas toutefois que les situations sont prosaïques. Non, on continue de parler avec les morts dans Erzuli Dahomey, et ceux-ci viennent vous visiter, voire prendre possession de votre corps. L'imaginaire africain vient rencontrer celui de l'Europe, de façon riche et dynamique : là encore, le personnage de West est un carrefour, entre l'Afrique des esprits et les fantômes de Shakespeare.


Une pièce qui se livre par strates


Lorsque l'on considère la dramaturgie d’Erzuli Dahomey, la position du spectateur est très intéressante : comment apprend-il les choses ? Comment celles-ci arrivent-elles, sont elles révélées ? On est amené, en montant la pièce, à tisser des liens presque invisibles, qui respectent le fait que chaque personnage tient une logique que le spectateur découvre au fur et à mesure. Si on déroulait le film à l’envers, on devrait pouvoir voir des choses qu’à première vue on ne pourrait pas voir. À un certain moment de la pièce, on sent qu'un monde commence à se fissurer. Ce moment correspond à l'irruption de l’Afrique, à l’arrivée soudaine de West – du fantôme, du surnaturel – à celle de sa mère qui révèle à Fanta son origine sacrée ; c'est le moment où les corps commencent à être visités, dans beaucoup de sens du terme. Si la première partie est plus kaléidoscopique, dans la seconde, les évènements commencent à converger vers le dénouement. On passe d'un presto, voire d'un prestissimo, à un largo, puis un à adagio. On bascule dans un autre monde, un monde un peu plus « réconcilié ». Ce monde est encore du théâtre auquel on tente toutefois de donner une tonalité un peu plus réelle.
Il y a quelque chose de profondément et de politiquement incorrect dans Erzuli Dahomey. Ce qui en fait une pièce qui n’est pas, selon moi, « française » au sens classique du terme. On y croise l'esthétique d'Almodovar, celle de Buñuel, il y a cette irrévérence et par moments ce goût du kitsch qui font penser à Copi ! C'est ce qui fait que l'on peut s’amuser, à jouer le cliché, ce que l’autre attend de vous. Ce qu’il attend dans une société où tout est figé, et en particulier l'identité, qu’elle soit raciale ou sexuelle. Au fond, la pièce joue avec le cliché, pour ensuite le faire exploser.
Erzuli Dahomey est une oeuvre hybride et atypique, mais totale. C'est à toute notre équipe que revient la tâche de lui inventer une unité scénique. Cette unité, par la volonté même de Jean-René Lemoine, doit passer par la diversité des genres – les traverser – qu'il s'agisse du vaudeville, du boulevard, de la parodie de mauvais film d'horreur, du mélodrame, de la tragédie, de la comédie, du drame. Il faut accepter d’aller dans chacun de ces genres, de traiter chacun de ces genres, tout en sachant que l’unité de la pièce sera révélée à la fin.


Propos recueillis par Laurent Muhleisen, conseiller littéraire de la Comédie-Française

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