: Entretien avec Rodolphe Dana
Propos recueillis par Eve Beauvallet
Vous adaptez aujourd’hui sur scène Bullet Park, un roman de John Cheever qui épingle cette « American way of life » telle que les banlieues américaines la cristallisent. La peinture de ces suburbs a suscité un engouement cinématographique et littéraire puissant depuis les années 1960…
Rodolphe Dana : En effet. John Cheever est le premier,
au début des années 1960, à peindre cette Amérique
bien-pensante, cette middle-class sans histoire
parquée dans les banlieues pavillonnaires, où chacun à
son jardin, sa voiture, et le même périmètre de vie.
Bullet Park est publié en 1969, pendant une période
contrastée entre la menace politique et l’expansion
économique. La consommation, le matérialisme, le
paradis perdu... Ce sont des thèmes que l’on connaît
bien aujourd’hui parce que les artistes ont
effectivement beaucoup travaillé sur le sujet. Je pense
notamment aux photographies de Gregory Crewdson,
célèbres pour révéler l’envers du rêve américain. On y
voit des situations types du foyer américain : la mère
et le fils attendant le retour du père, par exemple,
avec une mise en scène très travaillée, des lumières
froides, un peu surréalistes… Il y a eu les écrits
d’Harold Pinter, les films de Sam Mendès ou, plus
récemment encore, les séries américaines Desparate Housewives, ou Mad Men, des séries à succès mondial,
très bien réalisées qui plus est….
Sans doute la faveur progressive pour ce thème vientelle
de la peur générée par l’exportation du modèle
américain dans le monde, de son hégémonie, avec
l’explosion des nouveaux médias et du
consumérisme… On peut craindre que la généralisation
de ce mode de vie assèche un peu la pensée,
anesthésie la vie réelle...
Dans Bullet Park, tout est tellement lissé, tellement
normé, le couple Nailles, (les protagonistes du roman)
aspire tellement à l’« ordinaire » que dès qu’un
événement extérieur survient chez lui, il prend
immédiatement des proportions « extraordinaires ».
C’est passionnant de relire John Cheever aujourd’hui
parce qu’une telle situation paraissait encore
aberrante en France il y a quelques décennies.
Aujourd’hui, on la retrouve tout à fait, par exemple,
dans les environs de Marne-la-Vallée, en banlieue
parisienne, où les gens vivent avec des enceintes
protégées, avec la même superficie de pelouse. On
s’habitue à tout.
L’époque de Bullet Park, c’est aussi celle de l’explosion de la publicité, du design, des appareils électroménagers… Que conservez-vous du décor, très évocateur, de ces banlieues américaines des sixties ?
Rodolphe Dana : Nous n’avions pas envie de construire l’action autour d’une table, comme il est coutume de le faire dès lors que l’on travaille sur l’intime et la cellule familiale. Nous pensons à un décor mixte entre intérieur et extérieur, en installant un gazon, une sorte de terrain de golf sur lequel seraient disposés le mobilier et les éléments évoqués dans le texte (un frigo, un canapé, etc). Il faudrait un décor propret, mais qui fasse légèrement « carton-pâte ». Dans le roman, le fils, Tony, dit qu’on a l’impression que la maison est bâtie comme un jeux de cartes, et qu’il suffirait de souffler dessus pour que tout s’effondre. Cela nous permettrait également d’évoquer cette peur de l’extérieur qui définit les protagonistes, cette menace permanente…
Le diagnostic social qu’établit John Cheever est acerbe mais aussi très caustique. Comment définiriez-vous le registre particulier de Bullet Park ?
Rodolphe Dana : Dans Merlin ou la terre dévastée – notre précédente création d’après le roman de Tankred Dorst – nous avions pris plaisir, en tant qu’acteurs, à travailler un humour un peu brut, primitif. Dans Bullet Park, on navigue dans le registre de l’absurde. L’humour est plus fin, plus littéraire disons. C’est d’ailleurs ce qui m’a plu chez cet auteur. Cheever est moins connu en France qu’un nouvelliste comme Raymond Carver, qui s’est emparé d’un sujet similaire (ils enseignaient d’ailleurs ensemble dans l’Iowa). Mais là où l’écriture de Carver est sèche, très noire, Cheever parvient à tenir à distance la gravité du sujet pour laisser naître des situations humoristiques quasisurréalistes. Les couleurs dégagées par le texte sont alors très variées: poésie, étrangeté, humour… Bullet Park est une satire, mais elle n’est jamais cynique ou malveillante. Pour ma part, j’ai souvent tendance à croire qu’un registre vient en renforcer un autre, que l’on est d’autant plus ému quand le rire a pu être libéré avant. Rire, c’est accepter d’abandonner ses défenses. J’aime cette coexistence entre tragédie et comédie et elle est très forte dans Bullet Park.
Le comique de Bullet Park naît aussi de ce que les personnages cherchent la maîtrise permanente d’eux-mêmes…
Rodolphe Dana : Evidemment. Et le regard que
pose l’auteur sur les Nailles est tendre parce qu’ils
ne comprennent même pas pourquoi leur vie va se
désagréger. Ils possèdent, ils se définissent par
l’acquisition de leurs biens matériels comme le
suggère l’idéal de prospérité du système
capitaliste d’alors. Ils tentent de faire croire que,
de fait, ils contrôlent leur existence.
Le texte est structuré par la question de la norme
et de la marge. John Cheever qui, en tant que
bisexuel, a lui-même fait l’expérience de la
marginalité, s’intéresse aux exclus de ce système
ultra-formaté. Certains personnages de Bullet Park
ont pour fonction de rappeler la force des pulsions
naturelles, de la sauvagerie, du refoulé. La
question de la sexualité, par exemple, est d’autant
plus présente dans le texte que les protagonistes
n’en parlent jamais. Il faut taire les troubles
intimes mais, à tout vouloir occulter, semble nous
avertir l’auteur, on ne récolte que le chaos. C’est
l’adolescent Tony, figure de la contestation de
l’autorité, qui va fissurer le tableau.
Un autre personnage est chargé de déclencher l’action de Bullet Park, c’est le voisin Paul Hammer. Quel personnage type de la littérature peut-il évoquer ?
Rodolphe Dana : Je pense davantage au cinéma, au
mystérieux visiteur de Théorème, par exemple, un
film dans lequel Pier Paolo Pasolini livrait une
critique violente de la bourgeoisie italienne. On pense également au film de Dominik Moll Harry, un ami qui vous veut du bien.
Le voisin de Bullet Park incarne l’envers du décor. C’est
un personnage chargé d’accentuer la faille qu’avait
déjà ouverte le fils Tony. Il a été élevé par sa grandmère,
n’a pas été reconnu par ses parents et,
contrairement aux autres personnages, s’interroge sur
le sens de l’existence. Le regard qu’il pose sur le couple
« parfait » des Nailles est extrêmement ambigu : un
mélange de fascination, d’envie et de haine. C’est un
peu « Docteur Jekill et Mister Hyde »… Il épouse le
projet fou de crucifier le rêve américain représenté par
cette famille. Il est l’élément nouveau, donc
perturbateur. Dans cette banlieue aisée, les gens sont
paniqués par ce qui vient troubler l’ordre. L’inconnu
fait peur. Cette inquiétude perpétuelle est frappante
dans un passage où le père et le fils jouent au golf. Le
soir survient, le père ne parvient plus à distinguer les
silhouettes et il en est terrorisé.
Votre précédente création était déjà une adaptation de roman – Merlin ou la terre dévastée du dramaturge allemand Tankred Dorst. Vous vous attelez, encore une fois, au travail de réécriture avec l’aide de Katja Hunsinger et de l’auteur Laurent Mauvignier. Comment avez vous découvert l’oeuvre de John Cheever et qu’est ce qui en a motivé l’adaptation ?
Rodolphe Dana : C’est mon libraire qui m’a fait
découvrir Cheever. Je lis beaucoup, et j’aime
particulièrement la littérature américaine.
Aujourd’hui, je ne lis plus en cherchant
impérativement ce que nous pourrions mettre en
scène. Toutes les fois où j’ai été trop volontaire dans
mes recherches, ça n’a jamais fonctionné. J’espère
toujours, secrètement, qu’au détour des lectures, je
tomberai sur un texte palpitant à monter mais,
désormais, je lis avant tout pour mon plaisir. Je crois
que pour adapter un texte, il faut se fier à sa première
intuition. Pour ma part, je sais que le texte a un
potentiel théâtral lorsque je ressens le besoin de le
lire à haute voix. Cela s’impose pour moi avec Proust,
avec Duras, aujourd’hui avec Laurent Mauvignier….
Bullet Park, c’est un texte qui appelle à être dit autant
qu’à être lu. Les scènes dialoguées chez Cheever sont
superbement écrites, et les passages narratifs posent
des problèmes passionnants pour un metteur en scène.
Par exemple, je pense à une scène qui se déroule sur un
quai de métro. Il y a trois personnages, dont les deux
protagonistes du livre, et une autre femme. Ils
attendent, le métro passe et ils ne sont plus que deux.
On comprend que la troisième personne s’est jetée
sous le métro, il ne reste plus que sa chaussure. Le
passage est magnifique en roman, mais au plateau ?
Comment rendre la scène vraisemblable ? Symboliser
la disparition par une lumière, un bruit ?
Après, au niveau de l’écriture, je considère le roman
comme un matériau, et les situations, comme les
morceaux d’un puzzle à inventer pour le théâtre.
Vous avez écrit dans une note d’intention : « devenir plus fort que l’auteur, s’approprier égoïstement son oeuvre ». Faut-il en déduire que vous n’adhérez pas à cette conception de la mise en scène sommant de « s’effacer pour mieux servir l’auteur » ?
Rodolphe Dana : Avoir l’ambition de proposer un autre point de vue sur un texte, je crois que c’est la moindre des choses. J’ai toujours été méfiant avec ce genre de déclaration « servir l’auteur », parce que l’on ne saura jamais ce qu’a réellement voulu l’auteur. Alors, à défaut, je préfère servir le spectacle. En plus, je crois que c’est une histoire de fausse modestie. On devrait se sentir prétentieux de créer autre chose à partir d’une oeuvre existante, mais l’art a toujours procédé comme ça ! C’est un héritage français qui peut donner des complexes. Sur ce terrain, la découverte du théâtre étranger, des metteurs en scène allemands et belges a pu faire du bien à toute une génération. Je pense que des artistes comme les Tg Stan, De Koe, ou Thomas Ostermeier, ont décomplexé le rapport au plateau. En découvrant les metteurs en scène argentins, également, je pense que l’on a repris conscience qu’un acteur pouvait jouer et s’amuser sur scène. Avec le collectif Les Possédés, nous avons pris plaisir à s’abolir du rapport hiérarchique à la création. Même si c’est moi qui apporte les projets, les acteurs sont impliqués à tous les stades de la création. Aujourd’hui, nous ne sommes pas les seuls à travailler de cette façon, à penser que le pouvoir créatif peut être partagé. Je ne sais pas si cette envie, assez généralisée, va durer, mais pour l’instant, elle est réjouissante.
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