: Présentation
Monter Bobby Fisher
Ce projet s’élabore depuis deux ans. Il s’agit d’une longue histoire…
En mars 2005, alors que je m’essayais à l’écriture d’une pièce de théâtre intitulée
« Petits Drames Caucasiens » ( mettant en scène une famille russe dans la tourmente
de la chute du régime communiste), je me suis souvenue de Bobby Fischer vit à
Pasadena de Lars Norén. J’avais lu ce texte un an auparavant alors que je travaillais
avec M. Delaunoy sur Guerre du même auteur, lors d’un exercice au Conservatoire de
Mons.
Les rapports difficiles qu’entretiennent les personnages de la pièce, le thème de
l’incommunicabilité entre les membres d’une famille, le constat de l’impossibilité de
vivre harmonieusement et d’exprimer son ressenti dans le cadre intime faisaient
échos à ce que je tentais d’élaborer dans mon propre texte.
Une dynamique collective…
J’ai décidé de monter le spectacle après avoir proposé à Ariane Rousseau et Philippe
Rasse, eux aussi élèves de Frédéric Dussenne à l'époque, de jouer le rôle des parents.
J’avais l’intuition que non seulement notre collaboration serait fructueuse mais que le
fait de distribuer des rôles de maturité à de jeunes acteurs me permettrait d’explorer
une théâtralité singulière et pertinente.
L’équipe s’est constituée petit à petit : Pierre Verplanken interprète le fils. Membre de la même promotion au Conservatoire, je suis convaincue que la logique collective qui nous a réunis au sein de l’Ecole sera une dynamique intéressante et efficace pour mener à bien ce projet. C’est aussi pour cela que j’ai demandé à Julie Leyder de terminer la distribution en lui confiant le rôle d’Ellen, que je m’étais attribué au départ pensant qu’un travail collectif de mise en scène serait plus pertinent pour ce texte. Il s’est avéré au fil de nos discussions et de nos expérience sur le plateau que ma place était face à eux et non parmi eux.
C’est Raphael Karwatka qui s'est occupé de la conception de l’espace en collaboration
avec toute l’équipe. Membre de notre classe, je lui avais proposé dès le début de faire
partie du projet. Il s’est proposé à ce poste, désireux de renouer avec sa formation
initiale : L’art plastique.
Le dernier élément à rejoindre le groupe est Quentin Simon. Je lui ai demandé de
m’assister dans ce travail. Je l’ai choisi parce que j’ai une très grande confiance en son
regard et dans la pertinence de sa réflexion artistique. Il fait lui aussi partie de notre
promotion.
Aujourd’hui, plusieurs personnes ont rejoint le projet :
J’ai demandé à Emmanuelle Bischoff, scénographe formée aux Arts Décoratifs de
Strasbourg, Guillaume Fromentin, éclairagiste et camarade de longue date, ainsi qu’à
Laurence Hermant, costumière confirmée de rejoindre l’aventure.
Ensemble, nous travaillons à donner à ce projet la forme aboutie qui ira à la rencontre du public.
La cellule familiale en question.
« Le repas du soir fut un vrai repas de fête, avec du homard, une selle d’agneau, des
fromages, une tarte aux fraises et du café…Je laissais flotter mon regard sur le tissu
des rideaux, les bibelots, les photos de famille dans leurs cadres. J’étais dans une
famille, c’était émouvant et un peu angoissant. »
Michel Houellebecq, Plateforme. Ed.Flammarion,2001.
Le paradoxe est posé. Même si la famille est associée à la notion de cocon, d’endroit
ou règne la sécurité, elle n’en demeure pas moins angoissante, voir nuisible pour les
individus.
La proximité des êtres, le partage des activités quotidiennes, la vie en collectif
impliquent un certain nombre de compromis et l’acceptation de l’autre.
Les liens affectifs qui se tissent entre les parents et les enfants sont fondateurs de la
vie de chacun. Notre histoire est conditionnée par notre vécu familial et nous nous
retrouvons souvent face à des phénomènes de reproduction qui nous dépassent.
Comme si nous étions rattrapés par notre passé et celui de nos ancêtres. En outre,
l’inconscient collectif influence aussi notre façon de vivre dans une société qui est en
changement constant.
Norén propose, ici, de mettre sur la table la question du lien social, le comportement des individus entre eux, le mode de communication humain le temps d’une soirée en famille. Chaque personnage arrive avec son lot de difficultés, d’aspirations, de frustrations et tente l’aventure du collectif, de la rencontre, l’espace de quelques heures. La communication semble être en crise depuis les avancés dans le domaine de la psychologie au 20ème siècle. Si nos grands-parents ne communiquaient pas leurs sentiments, nos parents ont vécu la charnière culturelle du « il faut tout dire aux enfants ». Cette crise de la communication que nous traversons aujourd’hui, me paraît un enjeu décisif pour comprendre le monde qui nous entoure et a une implication forte dans la manière dont je construis ma propre vie et la façon dont j’envisage mon métier.
La question du lien familial m’est chère dans la mesure où à 27 ans, je crois être à ce tournant important où l’on n’est plus tant l’enfant de ses parents que le futur parent de la prochaine génération et que je suis traversée par une multitude de questions sur mon héritage individuel, mon héritage « collectif » : quelle société, quel avenir possible nous ont légué les générations précédentes et qu’aurai-je, moi, à transmettre à mes enfants ?
20 ans nous séparent de cette oeuvre sur la cellule familiale, ses problèmes, ses tentatives de les résoudre et son incapacité à le faire. Et curieusement elle nous parle encore de ce que nous traversons tous( plus ou moins violemment). Le contexte socio-politique européen a évolué, mais la peinture que Norén nous fait de cette famille bourgeoise et de son environnement (évocation du milieu de l’entreprise, du milieu artistique, de l’enseignement, de l’accompagnement aux difficultés psychologiques et psychiatriques) nous paraissent familier. Peut-on déduire que les problématiques sociales et familiales ont peu progressé depuis 20 ans ?
« Aujourd’hui les rôles de l’homme et de la femme, issus de notre culture judéochrétienne
sont en pleine mutation. « Tout dire » n’est plus forcément considéré
comme une bonne chose. Tout dépend des mots que l’on choisit et de la manière dont
on communique son ressenti. Ainsi les modes en psychologie se succèdent et Lars
Norén nous en donne un bref aperçu. Les membres de cette famille se font des
reproches à tour de rôles et le poids de la culpabilité semble un lourd fardeau pour
chacun. »
Ariane Rousseau 2006
« Ce qui nous a réunis autour de Bobby… c’est la famille, nos familles, chacune dans
ce qu’elle recèle de non dits, de tentions, d’intimité, de phrases toutes faites, de
douceur, de violence, de solitude, de cris et en même temps parce qu’elle est le
creuset de nos futurs. Elle est un carrefour par lequel nous sommes tous passés et
qui contient en partie du moins notre route. Norén a crée une famille certes très
bancale, mais qui contient, aussi extrême soit-elle, une partie de chacun de nous. »
Philippe Rasse 2006
Des questions personnelles qui ont trouvé échos auprès des membres de l’équipe du projet.
Le texte
Norén aime peindre le Huis-clos. L’aliénation sentimentale. Les problèmes du couple, de la relation parent-enfant. Lui-même marqué par des souffrances liées à un déséquilibre d’ordre affectif, il décline ces thématiques obsessionnelles au fil de ses pièces.
On assiste à un moment de la vie d’une famille appartenant à la moyenne bourgeoisie suédoise dans la fin des années 80. Une soirée au théâtre les réunit après une période de silence avec leur fille Ellen : l’occasion pour les conflits générés par des difficultés affectives, liées à leur incapacité à gérer leur mode de communication, d’exploser.
Le fils est autiste, il sort d’un séjour en hôpital psychiatrique, devenu nécessaire suite au comportement violent dont il fait preuve envers ses proches. La fille a un problème d’alcoolisme qui l’a amenée à perdre sa petite fille trop fragile après une grossesse imbibée. Le couple tente de continuer une vie commune malgré le désamour qui semble s’être installé entre eux.
Il me semble que cette réunion familiale est aussi l’occasion pour Norén de peindre
son univers intérieur, certes obscur, mais où l’on jouit ça et là de moments d’une
grande poésie et ou l’on s’émeut de voir ces personnages se battrent avec eux-même.
Il nous dresse un tableau sombre, parfois désespéré mais laisse jaillir des moments
où l’on croit à la possibilité de pouvoir enfin vivre harmonieusement nos rapports
humains.
Norén choisit le mode de l’humour pour nous peindre le malaise familial. Alors que le propos n’a rien de réjouissant, l’auteur pousse les situations tellement loin qu’on atteint bien souvent le délire grotesque. Ce sont ces points culminants qu’il s’agit d’atteindre pour faire sortir ce comique absurde, qui nous projette en même temps vers le constat et la réflexion.
Dramaturgie
« Je crois que, plutôt que d’une incapacité quelconque à communiquer, il faudrait
parler d’un mouvement intérieur délibéré constant à esquiver la communication. La
communication entre les gens est si effrayante que, plutôt que de communiquer, les
gens préfèrent un continuel bavardage à bâtons rompus, un continuel bavardage à
propos d’autres choses plutôt que de ce qui est à la racine même de leurs rapports. »
Harold Pinter
Le mode de communication entre les individus au sein d’une famille est le sujet de la pièce. La manière dont les êtres s’aiment, se négligent, se déchirent, au sein d’une micro-société est notre principal sujet de réflexion autour de ce spectacle.
Ce qui se raconte dans la pièce, c’est la cellule familiale en crise. Presque un pléonasme. Cet endroit où l’on cherche le réconfort, la chaleur, le soutien pour affronter les difficultés de l’existence se révèle souvent un lieu de conflits épouvantable ou l’être s’abime, souffre et fait souffrir les autres, malgré lui.
La difficulté à communiquer ses sentiments, à se réjouir de la présence de l’autre naît bien souvent de la somme de frustrations accumulées dans la relation et qui ne s’identifient pas facilement.
Les liens qui unissent les membres d’une famille sont complexes car ils comportent bien souvent plus de besoins que de désirs. Plus de contraintes que de plaisirs. La nécessité pour les enfants de pouvoir compter sur leurs parents de manière inconditionnelle, ainsi que le besoin pour le géniteur de pouvoir se projeter sur son enfant sont souvent contrariés.
En effet, l’existence nous imposent des épreuves qui déstabilisent notre équilibre affectif. Notre inconscient tisse une toile de fantasmes qui brouille la réalité de la relation.
Alors pour maintenir la relation malgré son lot de dysfonctionnements on bavarde.
On se pose dans une représentation sociale du rapport, on communique par la parole,
on évite à tout prix un silence révélateur du malaise.
Le titre de la pièce représente à mes yeux l’échec de la tentative d’expression du fantasme de Tomas : il actualise un personnage réel : Bobby Fischer, champion du monde d’échecs à plusieurs reprises, sorte de pion sur l’échiquier des deux superpuissances d’avant 1989, et nous informe sur son lieu de résidence actuelle : Pasadena, un quartier chic de Los Angeles situé au bord du Pacifique. Pasadena : l’Amérique flamboyante, les plages de sables fins et les beaux quartiers, une réalité éloignée, un lieu de projection du fantasme pour Tomas.
« Bobby Fischer vit à Pasadena Il est le plus grand joueur d’échecs au monde. Il
réclame quarante millions pour rejouer. Il appartient à l’église de Dieu. Il vit à
Pasadena. Au bord de la mer. »
Tomas, P26, Acte II
Norén ménage le suspens quant à la résolution de cette entrée en matière : Dans la pièce, il n’est question de Bobby Fischer qu’à partir de la moitié du deuxième tableau.
De manière anecdotique, Tomas évoque sa passion pour les échecs, née semble-il de ses visites chez son psychiatre avec qui il joue. Le fait que Bobby Fischer vive à Pasadena n’a d’importance que pour Tomas ; personne ne semble s’intéresser à sa conversation, ses proches semblent démunis pour communiquer avec lui. Cette intervention de Tomas sur les champions d’échecs n’en est pas moins une réelle tentative de sa part d’établir un contact privilégié avec eux. Une perche que personne n’arrive à saisir.
Mise en scène
« Le public et les acteurs doivent respirer ensemble, écouter ensemble. Je préfère un
théâtre où le public se penche en avant pour écouter à celui qui se penche en arrière
parce que c’est trop fort. »
Lars Norén
Travailler à partir du texte
Durant mon parcours de comédienne, j’ai rencontré des pratiques de théâtre diverses
qui m’ont menée de Stanislavski à Meyerhold, du travail sur le personnage par la
mémoire affective à la pratique de la biomécanique. Passant de l’intériorité à
l’extériorité, du naturalisme sentimental à la virtuosité plastique.
En rentrant dans la classe de Fréderic Dussenne, j’ai eu l’occasion de faire un bilan
sur mon apprentissage et de m’ouvrir à un nouveau regard sur l’interprétation
dramatique lié à l’importance du rapport entre l’acteur, l’auteur et le spectateur.
L’acteur dit les mots d’un mort ou d’un absent, à l’autre, le partenaire à qui il destine
sa parole. Cette triangulation est devenue pour moi une manière de penser l’écriture
du plateau : trouver le rapport juste qui existe entre ce triangle et le destinataire de
l’oeuvre : le public.
La dynamique de la création du spectacle partira donc essentiellement du texte.
Une première phase de travail a déjà été consacrée à débattre ensemble des points de
vue de chacun sur les enjeux du texte, sur les personnages, sur la manière dont
l’oeuvre parle à chacun.
Ensuite, grâce à des lectures répétées, nous nous sommes attachés à chercher le
rythme du texte. Cette rythmique sera ensuite vérifiée sur le plateau, par le biais
d’improvisations dans l’espace.
Pour ce travail dans l’espace, les acteurs doivent arriver sur le plateau texte su en
ayant soin de respecter la rythmique qui aura été convenue lors de la phase de
lecture.
Les relations entre les personnages ne seront donc pas préméditées mais se
révèleront spontanément dans les interactions entre les acteurs sur scène, par la
profération et l’adresse du texte.
Dans un deuxième temps, je demande aux acteurs de chercher les « silhouettes » des
personnages. Ce travail passe notamment par des improvisations que j’appelle
« moments de solitude ». Il s’agit d’instants intimes où le personnage est face à luimême,
face au vide, à son environnement… des moments qui lui permettent
d'explorer les failles, de transpercer les schémas caricaturaux et qui permettent à
l’acteur de trouver des indices sur celui qu’il va jouer : rythme, regard sur le monde,
regard sur lui-même. Je précise toutefois qu’il s’agit d’instants très concrets, qui
amènent l’acteur à saisir son personnage via son propre corps. Donc, ce processus
d’improvisations, bien qu’éclairé par le texte, est exactement l’inverse d’une
construction psychologique à priori.
Le rapport aux autres, est lui abordé par un travail sur des fragments de scènes
significatif, mais aussi par la danse, danses de couples, afin de dessiner ce qui ne se
dit pas nécessairement dans la pièce : le rapport au corps de l’autre, à sa proximité.
Puis nous chercherons comment rendre l’espace jouant, comment créer cet univers de « cocon familial » qui s’apparente au champ de bataille, en passant du plateau nu des premiers jours à l’appropriation du décor, des accessoires, des costumes, qui viendront renforcer ce que l’on aura créé à partir du jeu d’acteur.
Les acteurs et les rôles
Le premier postulat du projet c’est de distribuer des acteurs jeunes dans des rôles de maturité. En effet, si le propos de la pièce m’a touché, c’est qu’il me semble que le conflit de génération n’est jamais que cyclique. Si l’on peut se projeter dans des personnages de notre génération, il est tout aussi intéressant de se poser la question de ce que traversent les êtres, s’ils appartiennent à un autre âge de la vie. Avoir 30 ans aujourd’hui, c’est être porteur de l’héritage de nos parents de 30 ans mais aussi la perspective d’en avoir 60 un jour, se réveiller un matin avec un sentiment du temps qui a passé, tout en étant soi-même toujours le même individu. J’aimerais que les spectateurs puissent voyager indifféremment entre les différents points de vue incarnés par les personnages.
« C’est pas facile de jouer dans ce genre de drame contemporain, quand en plus on a
même pas l’âge du rôle. »
Gunnel dans Bobby Fischer vit à Pasadena. Acte1
Une distribution très libre quant à l’âge des interprètes est suggérée par le texte
même. Le couple des parents est proche de l’âge de la retraite, leur fille approche la
quarantaine ; seul Tomas, le fils de 30 ans représente la tranche d’âge dans laquelle se
situent les acteurs du spectacle. Il nous a semblé pertinent de distribuer les rôles sans
se soucier d’une crédibilité a priori.
D’abord parce que nous avons simplement envie de jouer cette pièce aux ages que
nous avons c’est-à-dire entre 20 et 35 ans, ensuite parce que cela ne constitue pas à
nos yeux une contrainte, comme en atteste d’ailleurs le traitement des personnages
dans des spectacles comme « La chambre d’Isabella » par exemple.
Le non-respect volontaire des âges des personnages nous met d’emblée dans la situation d’un jeu que nous jouons à la manière des enfants : « on disait que… ». C’est de cette façon que nous voulons accompagner le spectateur dans les turpitudes de cette famille, à la fois acteurs-montreurs et témoins du drame.
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