: Entretien avec Marion Siéfert
Entretien mené par Pascaline Vallée
Pourquoi « _jeanne_dark_ » et pas « Jeanne d’Arc » ?
Le titre de la pièce, _jeanne_dark_, est le pseudo du compte Instagram de notre héroïne, Jeanne. C’est un compte qui existe et sur lequel on pourra suivre certains soirs le spectacle, en live. En commençant cette
pièce, je savais que je ne voulais pas raconter sur scène l’histoire de la « vraie » Jeanne d’Arc.
Je voulais
plutôt me servir de cette figure comme d’un révélateur. J’ai d’abord beaucoup lu sur le personnage, regardé
des films. Il y avait déjà des choses qui me marquaient : son rapport ambivalent à la violence, aux hommes,
à Dieu, la prison, sa virginité. Plus j’avançais, plus je sentais que Jeanne d’Arc faisait écho à une période
de ma vie très précise dont j’avais honte et que j’avais tue : mon adolescence, que j’ai passée à Orléans, et
mon éducation catholique. J’ai vite compris que c’était là-dessus qu’il fallait travailler, que Jeanne d’Arc ne
m’avait pas attirée par hasard. J’ai donc commencé à construire le personnage d’une adolescente, Jeanne,
inspirée de l’adolescente que j’étais.
Je ne voulais pas écrire un récit rétrospectif, situé dans les années
2000, qui apporte une certaine sécurité aux spectateurs. Je voulais qu’on soit plongés au milieu de la crise
que traverse Jeanne. Le live Instagram est parfait pour ça : il me permet de créer ce temps ramassé et
cette intensité d’une parole longtemps contenue qui jaillit enfin.
Que reste-t-il de votre adolescence dans ce spectacle ?
Je pense que j’ai écrit cette pièce avec le désir d’exprimer des choses que je n’avais pas pu exprimer à
l’époque et de m’autoriser une violence que je m’étais interdite. J’ai gardé le souvenir très précis de la peur
qui m’habitait adolescente : celle de rester vierge toute ma vie, sans l’avoir choisi. C’était un ensemble
très confus de tabous, d’ignorance, d’une vision réduite de la sexualité, d’une perception de mon propre
corps assez rudimentaire et de morale. En plus de toutes les difficultés que rencontrent la plupart des
adolescentes lorsqu’elles commencent à vouloir vivre leur sexualité, s’ajoutaient chez moi les interdits de
la religion catholique. En relisant les carnets que j’écrivais à l’époque, je me suis aperçue combien mon
intimité avait été « colonisée » par la religion, celle de ma famille, si bien que je n’avais pas d’autre schème
d’interprétation de moi-même.
Je n’ai pas cherché à retranscrire fidèlement mon adolescence. J’ai voulu rendre sensibles les impressions
qui m’habitent lorsque je me replonge aujourd’hui dans cette période de ma vie. Pour retranscrire ces
impressions, il m’a fallu modifier les faits, suivre la logique du personnage et embrasser entièrement la
fiction. Le récit est nourri de ce que j’ai vécu, mais ces éléments ont été exagérés, extrapolés, déformés.
C’est seulement parce qu’il y a un écart entre la personne que j’étais à 16 ans et la personne que je suis
aujourd’hui, une étrangeté entre ces deux mondes, que l’écriture de cette pièce a été possible, que j’ai pu
entrer dans ma propre peau pour devenir une autre.
Vous avez déjà fait un solo avec Helena de Laurens, Le Grand Sommeil en 2018. Qu’est-ce qu’Instagram est venu modifier dans votre façon de travailler ?
Tout : pendant les répétitions Helena est constamment face à son téléphone, cela veut dire qu’elle joue
face à sa propre image, une image déformée, rapprochée, mouvante. Je savais qu’Helena allait savoir
jouer des cadrages, des angles de vue et des filtres, qu’elle allait tirer parti du point de vue inédit sur son
corps que lui permet la caméra du téléphone. Le spectateur est dans sa main. Il a accès au regard qu’elle
porte sur elle-même. Pour cette pièce, nous avons plusieurs choses à gérer en même temps : le récit et
les soubresauts émotionnels du personnage, la réalisation du film pour Instagram, l’occupation de la scène
de théâtre et l’adresse, qui est double, voire triple à certains moments du spectacle. Nous travaillons
toujours sur deux niveaux : celui de la scène de théâtre et celui d’Instagram. Je veux que les spectateurs
puissent expérimenter au théâtre cette présence particulière, de quelqu’un absorbé dans sa propre image.
Et inversement, que les spectateurs d’Instagram vivent un type de spectacle, à ma connaissance inédit :
une continuité d’1h30 en direct, conçue spécialement pour Instagram. Par rapport à l’écriture du texte,
Instagram a induit une forme d’adresse très particulière : Helena ne s’adresse pas aux spectateurs du
théâtre mais à son téléphone, et à travers lui, à celles et ceux qui la regardent sur Instagram. Notre
personnage, Jeanne, parle à sa génération. C’est une adolescente qui souffre de ne pas être dans la norme
et de ne pas avoir choisi sa différence, et c’est sur Instagram qu’elle parvient enfin à s’exprimer. Je pense
que le spectacle parle aussi de cela : de la nécessité, au moment de l’adolescence, de passer par les
moyens communs à tous pour se singulariser.
Le spectacle commence comme un fait divers, une jeune fille harcelée sur les réseaux sociaux, et bascule plus tard dans le genre horrifique. Cette idée était-elle présente dès le début de la conception ?
Ce n’était pas aussi net, ni aussi clair. Il faut du temps pour trouver le bon récit, les bons points de bascule, pour écrire un personnage qui vive réellement. Mais je me souviens que dès le départ, j’avais en tête un personnage duplice, avec un visage socialement acceptable et une facette maléfique, un peu comme Dr. Jekyll et Mr Hyde, Eminem et Slim Shady ou la Carrie de De Palma. Je sentais que la matière que je manipulais avait ce potentiel-là. Je ne savais pas encore comment ça allait prendre forme concrètement chez Jeanne et je ne voulais rien forcer qui soit artificiel ou démonstratif, mais je voulais intensifier la violence du personnage et trouver le bon endroit où le faire. J’étais attirée aussi par tout ce que je pouvais lire sur les fils Twitter des adolescentes, qui fonctionnent chez certaines comme un journal ou une chronique quotidienne de leurs impressions, désirs et ressentis ; aux pornos qu’elles pouvaient regarder ; à cette intimité parallèle des réseaux sociaux, Instagram, Tik-Tok, YouTube. J’ai également discuté longuement avec plusieurs lycéennes en tête-à-tête. C’était important pour moi de comprendre où elles se situaient, pour positionner ensuite mon personnage.
Dans vos précédentes pièces, vous utilisiez comme décor les éléments que vous offrait l’espace du théâtre. Comment avez-vous travaillé avec la scénographe Nadia Lauro ?
Contrairement à mes autres pièces, j’ai
senti cette fois-ci que _jeanne_dark_ ne pouvait pas avoir comme décor la cage de scène du théâtre. J’avais
besoin d’une scénographie qui serve de vrai contrepoint à l’espace de la vidéo. Je connaissais le travail
de Nadia, notamment ce qu’elle avait pu faire dans Saga de Jonathan Capdevielle. Lorsqu’elle est arrivée
sur le projet, j’étais à un moment du travail où j’avais besoin de préciser l’espace dans lequel se trouve
Jeanne.
Nadia a imaginé la chambre de Jeanne, une chambre panoramique, à la perspective accentuée,
dont les parois sont en papier. elle avait l’intuition qu’il fallait exposer encore plus Jeanne que ce qu’elle
faisait déjà sur Instagram et concevoir un espace sans ombre, avec une lumière unie, totalement adapté
au medium avec lequel on travaille, presque le studio idéal d’une instagrammeuse. D’emblée, elle a décelé
dans les bribes de texte que je lui envoyais une dimension fantastique, un potentiel de film d’horreur.
On a réfléchi ensemble à comment venir abîmer cette boîte, faire sentir aux spectateurs que des forces
extérieures s’exerçaient sur elle et cherchaient à faire intrusion dans l’intimité de Jeanne. C’était très important de trouver comment, plastiquement, on allait pouvoir faire ressentir cette violence qui s’exerce
sur le personnage, faire exister un hors-champ avec d’autres présences.
Contre toute attente, le sacré fait irruption dans le spectacle. Votre Jeanne est-elle une sainte ?
Oui, mais seulement à la condition de ne pas exclure deux choses de la sainteté : la violence et le corps.
Un saint n’est pas toujours quelqu’un de doux ou de mesuré. Jésus a chassé les marchands du temple
à coups de fouet, Saint-Paul persécutait les chrétiens avant de se convertir, Jeanne d’Arc a mené des
batailles. Quant au corps, Instagram ne fait que prolonger le rapport totalement obsessionnel que le
catholicisme entretient à l’image : dans les peintures religieuses, comme sur Instagram, il faut éveiller le
désir sans jamais montrer un téton ou un sexe. Il faut respecter des interdits et des règles de pudeur tout
en amenant le spectateur à adorer l’image et ce qu’elle représente. L’histoire de l’art religieux est habitée
par cette tension : représenter le divin dans des corps, voiler et dévoiler, éveiller les sens pour encourager
la piété. Avec Instagram, on se retrouve face à une forme mutante de l’image religieuse.
- Entretien mené par Pascaline Vallée pour le Festival d’Automne à Paris 2020.
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