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Y aller voir de plus près

Maguy Marin ( Conception )


: Entretien avec Maguy Marin

Propos recueillis par Francis Cossu

Le fil rouge de cette pièce est La Guerre du Péloponnèse. Thucydide y raconte le conflit sanglant opposant Sparte à Athènes au Ve siècle avant notre ère. Quel est le sujet de votre création ?


Maguy Marin : D’une pièce à l’autre, sous des formes très différentes, je me pose toujours les mêmes questions. Comment vivre ensemble ? Comment trouver des formes de vie possibles, différentes de celles que l’on connaît depuis longtemps ?
Avec cette création, j’essaie de faire se rejoindre l’histoire antique et contemporaine. Les sièges de villes relatés par Thucydide ne sont pas si éloignés de ceux de Madrid (1936-1939) ou de Sarajevo (1992-1996). Son récit est complexe. Nous ne comprenons pas immédiatement ce qui se joue entre les États, les enjeux de pouvoirs et de domination, les alliances, les trahisons, les massacres, la soif de vaincre... Je parle de cette question de la force qui s’exerce sur plus faible que soi. La guerre du Péloponnèse s’est terminée par une dictature. Pour survivre, les vaincus ont dû oublier.
Cela m’a rappelé qu’en Argentine, bien après les colonels, les gens manifestaient dans la rue contre les lois qui permettaient encore à des militaires, coupables d’atteintes aux droits de l’Homme, d’être amnistiés. Les manifestants ne voulaient pas que soit nettoyée leur mémoire une fois de plus. Selon moi, l’oubli est de nature à faire échouer toute tentative de compréhension des mécanismes qui sous-tendent les guerres et fabriquent de la violence. Thucydide est un contemporain de cette histoire qu’il écrit. En même temps, il la regarde à distance, car en exil, chassé pour ne pas avoir su tenir sa ville. Il avoue lui-même qu’il y a une et mille manières de raconter la guerre.
De mon point de vue, il parle de l’essentialité du combat, de cette violence inhérente à l’humanité. De ce désir brutal de victoires pour la victoire. Ce qui m’intéresse ici n’est pas de représenter cette guerre, mais de transmettre de la mémoire.
En tant qu’autrice, artiste, je me demande souvent comment évoquer le souffle des vaincus. Nombreux sont les récits que ces derniers nous ont laissés en héritage, événements vécus au cours des siècles passés qui ont transformé le monde jusqu’à aujourd’hui. Si la guerre, ses massacres et ses ravages ont malheureusement souvent été leur point commun, la résistance, la lutte concrète, opposée par les hommes et les femmes aux oppressions de toute nature, laisse entrevoir une espérance. Il ne s’agit pas de faire penser que nous sommes impuissants face à l’Histoire. Bien au contraire. La pièce aborde aussi la question de la réconciliation et de la réparation. Ma responsabilité est de faire en sorte que les spectateurs ne puissent pas se détourner du sujet, ne puissent pas ignorer ce dont nous sommes capables à certains moments, dans l’urgence, pour la survie. Cette exigence, je me la suis d’abord appliquée à moi-même en essayant de traiter le sujet sans le réduire, en multipliant les points de vue, en y allant voir de plus près...


La pièce ne suit pas de fil chronologique et semble se méfier du souffle épique. Pourquoi avoir traité cette immense question avec un groupe restreint de collaborateurs ?


La description des événements dans le texte de Thucydide est si vivante qu’il est presque impossible de ne pas se souvenir que la délation et la trahison ont été des moteurs de survie tout au long de l’histoire du XXe siècle.
Quand il s’agit de parler de la guerre, des guerres civiles, de la violence, d’événements qui impliquent la mort de millions de gens à travers l’histoire antique ou contemporaine, le faire avec douze ou quatre interprètes est, de toute façon, dérisoire. Le choix était donc de retourner à un groupe volontairement moins important pour traiter du sujet d’une autre façon. Mon propos avec eux a été de faire surgir ce qui chez l’humain fait la guerre, de toucher par le sensible ces catastrophes que nous fabriquons.
Nous n’avons pas cherché à donner une forme d’expressivité corporelle à cette violence. C’est impossible. Nous l’avons observée, nous avons pris nos distances avec elle, nous avons essayé de mesurer son impact sur les gens qui la subissent. La pièce procède par un montage qui juxtapose les mots à des images, des moments, sans continuité logique. Elle avance par association d’idées, par sauts, rebonds, hiatus, reprises. Ma façon de raconter laisse le soin au spectateur de faire ses propres liens, d’élucider lui-même la question, comme les interprètes tentent de le faire, pris dans un espace qui est de l’ordre de l’atelier, où les éléments du spectacle, décors, costumes, objets, surfaces de projections, sont à vue.
Ils évoluent sur un plateau qui serait une sorte de palimpseste composé de médias différents en rapport à la guerre, la géographie. Un espace fragmenté où chacun cherche à retrouver, recréer des liens, pour comprendre l’histoire et envisager le futur différemment.
J’ai voulu donner à voir le travail d’une élucidation tâtonnante qui bute, reprend, justifie, culpabilise, ajoute, avance et recule en fonction du danger encouru, des conditions de sa propre survie. J’ai cherché à donner une pulsation à la pièce en la composant à partir de petits souffles.
Les acteurs racontent, ils ne jouent pas. Nous nous sommes détachés des mots car le texte en français est moins simple à saisir que le texte en grec ancien. La pièce parle plusieurs langues et mêle plusieurs voix. Celle sérieuse, précise et poétique, de Jacqueline de Romilly, celles de mes interprètes qui parlent grec et arabe, celles d’autres gens aussi.
Au début du travail, j’arrive avec peu d’éléments et de décisions. Beaucoup de choses sont possibles qui se détruisent parfois les unes les autres, s’additionnent, ou se renforcent. Il ne s’agit pas d’une pièce de danse. C’est autre chose.
Avec le scénographe, le costumier, les musiciens, le vidéaste, les interprètes, nous avons essayé de rendre cette histoire-là plus directement accessible, intelligible par tous.


  • Propos recueillis par Francis Cossu en février 2021
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