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Un conte de Noël

+ d'infos sur l'adaptation de Julie Deliquet ,
mise en scène Julie Deliquet

: Entretien avec Julie Deliquet (2)

Propos recueillis par Daniel Loayza, Paris, 7 novembre 2019

Vous vous intéressez aux histoires de famille.


Oui, la famille me questionne. Mais plus au sens large, en tant que communauté. Elle peut aussi bien être une famille à la Lagarce, un couple à trois qui se retrouve, une tribu où les liens du sang sont très forts.... Ce qui me plaît dans la famille, c’est plutôt le faire-ensemble que l’être-ensemble, c’est d’explorer comment une communauté fait en sorte que les liens privés qui la constituent vont devenir publics. C’est cela qui m’intéresse, et c’est pour cela que notre collectif fait du théâtre ensemble. Dans ce projet, il y a douze acteurs au plateau, ils étaient dix-neuf dans le précédent à la Comédie-Française. Jusqu’ici, en tout cas, je n’ai jamais abordé l’intime par le prisme de l’intimité, mais toujours par celui du public.


Par la famille théâtrale, donc ?


Le mot famille se laisse décliner sous plusieurs formes. Là, il se trouve que c’est une “vraie” famille de sang. Ce n’est pas la mienne mais celle de Desplechin, qui a tout situé à Roubaix, la ville d’où il vient. Tout l’enjeu était de trouver comment s’emparer d’une histoire si intime, en tout cas dans ses origines, et de faire qu’elle devienne la nôtre. Comment passer de la famille d’origine à la famille de théâtre ? J’ai choisi, pour les faire correspondre, de ne pas convoquer un Roubaix reconstitué, avec une maison réaliste qui illustrerait ou réinterpréterait celle du film, mais mes anciens décors, des fragments des anciens spectacles, des bouts de châssis de répétitions. Pour inventer en quelque sorte l’équivalent de notre Roubaix à nous, notre propre histoire de famille, celle d’une famille de théâtre qui dure depuis dix ans.


L’histoire des Vuillard est particulièrement complexe. Avez-vous privilégié une perspective ?


Ce qui est intéressant chez eux, c’est qu’ils ont des fantasmes ! Ils nous sont présentés comme des gens normaux : Abel, le patriarche, est teinturier, sa femme Junon est mère au foyer... Et en même temps, ils sont tous un peu exceptionnels – artistes, excentriques, schizophrènes, brillants, fous. Abel est féru de philosophie, sa fille est dramaturge... Il y a une sorte d’anormalité ou d’étrangeté qui court dans cette famille qui en même temps ne cesse de la dénier, de se prétendre très ordinaire. Et ce déséquilibre se prolonge dans cette superposition entre différentes générations. J’ai été très attirée par cet aspect-là. Je trouvais très stimulant de pouvoir provoquer la rencontre entre notre bande de trente-quarantenaires avec la génération de nos aînés pour interpréter nos parents, et celle d’acteurs plus jeunes pour jouer “nos” adolescents. Tout cela produit une famille qui n’est pas réaliste – dans le titre, le mot “conte” est important. Tous ces âges, ces clans et sous-clans, sont traversés par une hérédité commune, d’autant plus forte et prégnante que le mot n’est jamais prononcé. Mais tout est hérédité, et tout est histoire, partout les histoires se multiplient. Un peu comme chez Shakespeare : c’est une famille “trop”, il se passe trop de choses en quatre jours... Le cancer se transmet, mais pas seulement le cancer – la schizophrénie aussi, et la peur de la maladie. Ce qui fait qu’elle devient diffuse, on la sent rôder, les liens du sang sont à la fois la source des retrouvailles et la permanence d’un danger. Tout part d’une première mort, celle d’un enfant, le petit Joseph. Depuis, tout le monde a tenté de se reconstruire, de se réparer. Et là, pendant ces quatre jours, comme dans un conte, la réparation a lieu. Celui qui a été banni revient, ce qui est déjà un gros travail. Et il est réhabilité. L’œuvre de Desplechin a aussi une dimension psychanalytique, mentale – son réalisme n’en est pas un, il est empreint de références multiples, et à mon avis, Desplechin a dû beaucoup s’amuser à les faire jouer. C’est tout un musée imaginaire et intime avec du cinéma, de la mythologie, des auteurs, du théâtre, dont il nourrit ces personnages qui paraissent Roubaisiens, Français, des années 2000, pour en faire des entités beaucoup plus complexes qu’elles n’en ont l’air.


Votre usage de l’improvisation vise à approcher les phrases écrites à partir des phrases possibles qui constituent en quelque sort leurs alentours...


C’est ça. C’est ce que je dis souvent : au final, il s’agit de garder la phrase initiale, mais de façon à ce que j’aie la sensation que si on l’avait produite en improvisant, en « écrivant au plateau », on aurait dit la même chose, mais en moins bien. Je dois avoir la sensation absolue que cette phrase a été taillée pour mon comédien. Inventée à cet instant précis, et non pas pré-écrite par un auteur avant nous. Si je n’ai pas cette justesse, je peux avoir le sentiment que la forme théâtrale est un peu arrêtée, comme si j’étais alors ramenée à la conscience que cela avait d’abord été écrit et qu’on essaie de rejoindre le texte au lieu de le “produire”. J’aime être encore la première spectatrice de mes spectacles. Avoir l’impression naïve que l’invention surgit au plateau. C’est un gros travail de répétition pour que le metteur en scène lui-même puisse y croire.


Mais les phrases effectivement prononcées ont-elles été fixées ? Ou peuvent-elles encore et toujours être improvisées en cours de jeu ?


En principe, la phrase littérale doit être gardée. Mais pour qu’elle le soit, et parce qu’elle va être répétée, et qu’on ne fait pas du cinéma – il ne s’agit pas de faire une seule prise, ni même plusieurs, mais une soixantaine de performances à l’année – il faut qu’elle soit remise en travail chaque soir.


Votre travail de plateau a-t-il modifié les équilibres dramaturgiques au sein de la famille Vuillard ?


Oui. Les personnages dits principaux, ceux qui portent le “gène Vuillard”, étaient très écrits. Arnaud Desplechin introduit beaucoup de matière, le début de son film constitue une exposition très dense. Au cinéma, il peut jouer du contrepoint entre la masse des informations et l’immédiateté de l’image ; au théâtre, nous acceptons de ne pas tout comprendre tout de suite, et nous pouvons procéder autrement. Il y a aussi le fait que nous avons repris des rôles créés par des acteurs très bien connus du public. En travaillant sur l’adaptation, j’entendais la voix de Roussillon, celle d’Amalric... Il a fallu trouver le moyen de sortir de cela.


Comment avez-vous résolu cette difficulté ?


Il a fallu la malaxer, la comprendre, et pour cela, se confronter à la mort de Joseph. Au cinéma, les acteurs n’en avaient pas besoin. Nous, au théâtre, si. Mais le texte n’en parle jamais. Jamais ! Le film en parle, par ses images, mais pas le texte. Il a fallu travailler cela, voir ce que cela représente, pour que le public puisse le sentir à son tour, dans une montée de larmes, dans un silence, qui fait que tout bascule... Au début des répétitions, quand on n’avait pas encore suffisamment affronté cette mort d’un enfant de six ans, on passait vraiment à côté, et dans certaines situations, cela pouvait déclencher un rire gêné, défensif... ou alors cela restait sans poids. Parce que finalement, le texte seul ne révélait pas cela, mais l’ensemble texte plus image dans le film. Et moi, je ne voulais pas créer d’images. Arnaud Desplechin en crée beaucoup ; moi, je voulais que ça passe par les non-dits.


L’ombre de Shakespeare plane sur tout le film de Desplechin. Est-ce qu’Un conte de Noël, comme Le Conte d’hiver, est une tragicomédie ?


L’œuvre fait beaucoup rire au théâtre, peut-être plus qu’au cinéma, où il est sans doute plus difficile de s’autoriser le rire si le film n’est pas clairement référencé comme comédie. Il y a pourtant une grande drôlerie dans l’écriture. Mais le rire peut s’arrêter net, sur un bord tragique. Il faut tenir en équilibre sur ce bord. Le grand risque que le spectacle doit éviter, c’est celui de basculer d’un côté ou de l’autre, faute de contre-masse. Qu’on ne se permette plus soit de rire, soit de rester grave. On rit d’abord parce que tout ça, en quatre jours, est tout simplement “trop”, on pense “Ce n’est pas possible !” Les personnages ont le nez complètement collé à la situation, ils en viennent à se dépêtrer comme ils peuvent, voire à faire n’importe quoi ... Faute de recul ou de temps pour réfléchir, ils choisissent la fuite en avant, la provocation. Ce n’est peut-être pas toujours écrit tout à fait comme cela, mais je me suis dit plus d’une fois que si tel personnage agissait de cette façon, ce n’était pas méchanceté de sa part, mais parce qu’il n’avait pas le choix : “Il faut que je sorte un bon mot, sinon je suis mort...”


Donc le rire tient aussi à l’humour des Vuillard ?


C’est vrai qu’ils en ont beaucoup. Y compris Élizabeth, la dramaturge du clan, elle qui a si souvent l’air d’en manquer. Elle est souvent seule dans le film. Pourtant elle peut s’amuser de ce que fait Henri – tout comme l’actrice rit de l’acteur qui tient le rôle ! C’est tellement vrai que... J’ai été très frappée par ce qu’un spectateur nous a raconté un jour à Saint-Etienne. Il avait vu le film et la pièce dans la même journée. A un moment, Élizabeth, demande à son père : “Mais qu’est-ce que j’ai perdu ?” et Abel lui répond : “Ton frère”. Ce spectateur nous a dit que pendant le film, il était clair pour lui que ce frère perdu était Joseph. Mais le soir, pendant le spectacle, quand cette réplique est revenue, il lui a sauté aux yeux que ce frère ne pouvait être qu’Henri. C’est qu’au théâtre, on voit Élizabeth avec les autres, on l’aborde par la voie du public. Au cinéma, nous voyons son monde intérieur par la voie de l’intime : sa psychologie, son écriture... Pour la scène, il a fallu lui trouver un autre équilibre. Tout en préservant son côté digne, inattaquable, voire tyrannique – c’est quand même elle qui a imposé le bannissement d’Henri au reste du clan. Mais sans que cela tourne à l’affrontement fratricide. Ces personnages sont souvent des jouteurs, mais c’est parce qu’ils se mettent en scène et se sont un peu convoqués pour jouer leur propre rôle. Ils sont tous les personnages les uns des autres, ces Vuillard. C’est pour cela qu’ils mettent des vinyls. Ils mixent leur propre bande-son... J’avais demandé aux comédiens d’apporter en répétitions leurs 33-tours d’adolescence. Ces disques qui, quand on les met, font surgir l’adolescence d’un coup.


En avril, avant la création, votre référence shakespearienne était plutôt Le Songe d’une nuit d’été, avec ses chassés-croisés amoureux...


Oui, et cette curieuse atmosphère du Songe, entre narcolepsie et insomnie. On est pris dans le rêve, on devient un peu somnambule... Dans cette maison, tout le monde parle d’aller dormir et puis après plus personne ne dort. Le film cite explicitement le Songe. Mais il y a aussi la tragicomédie autour d’un petit garçon mort. Plus une touche de conte philosophique rohmérien, avec son trajet de désir et de désillusion... Et puis Tchékhov aussi. Demain, le travail recommence, la vie reprend son cours. Comme dans Oncle Vania. Le temps meurt tout doucement, et nous, nous allons nous disperser. Après le départ, chacun aura appris quelque chose d’essentiel sur soi. On sent un peu de mélancolie après la révélation. Au-delà des retrouvailles, c’est le léger abattement du retour à la normale, à l’âge adulte, à la vie diurne. La fête était un peu triste, mais c’était une fête, et elle est finie. Les Vuillard se séparent, désormais ils devront repartir de là. Comment feront-ils avec ? On ne sait pas. On a un terrible sentiment de dimanche soir.

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