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Tragédie

Olivier Dubois ( Chorégraphie )


: Entretien avec Olivier Dubois pour le Festival d'Avignon

Propos recueillis par Renan Benyamina

Dans la note d’intention qui accompagnait votre solo Pour tout l’or du monde, vous déclariez : « J’entre en résistance. »
C’est un mot qui revient souvent dans votre discours. Que signifie-t-il pour vous ?


Olivier Dubois : À mon sens, c’est le coeur de mon travail, le pourquoi central de l’art. Résister, prendre la parole, survivre sont les artères indissociables de la création et, comme le disait, je crois Malraux, c’est « s’affirmer face à l’absolue réalité de la mort ». Une création comme acte politique. Mais ces engagements sont chez moi toujours destinés vers et pour quelque chose et pas du tout contre. C’est instinctif chez moi. Comme s’il s’agissait d’une rage qui frappe et déjà reconstruit. C’est comme le doute, il me pousse inexorablement à chercher des réponses, il ne m’empêche pas. Rage pour, doute pour… Ce sont des éléments pertinents, récurrents, obsessionnels, et j’aime bien sûr convoquer également mes interprètes à cet endroit-là.


Vos pièces réclament un engagement physique important de vos interprètes, parfois jusqu’à l’épuisement comme dans Révolution, l’un de vos derniers spectacles. Quand vous parlez de résistance, entendez-vous aussi résistance à l’effort, à la douleur ?


Être présent, redressé… ce sont déjà, en soi, des postures épuisantes, voire éprouvantes, et c’est une composante aujourd’hui essentielle dans mon approche de la création. La présence d’un corps engagé, porteur d’une énergie physique, cosmique, tellurique, historique m’est indispensable. J’aime les corps investis et pleins. Le corps tel un outil que je place à cet endroit d’engagement, de contraintes, de dépassement, mais fort d’une conscience affutée des enjeux et des périls. Ce n’est pas de souffrance dont il s’agit, mais d’un acte volontaire réfléchi où la douleur peut exister, comme témoin de votre résistance, étape de votre traversée. Parfois, dans Révolution par exemple, les spectateurs ont la sensation que les corps sur la scène sont très éprouvés, mais on est toujours bien loin de la limite. On présuppose beaucoup de la résistance des danseurs, des hommes en général. Il ne faut pas confondre douleur et résistance. Aussi, la notion de dépassement est très importante pour moi et, peut-être, vivons-nous une époque très balisée, mal à l’aise à l’égard de cette problématique. Aussi, dans mon processus de création, je travaille à très vite « libérer » les interprètes du « joug » que je pourrais leur faire subir de part ma position d’auteur. Mes créations sont physiquement très intenses, il est donc important qu’ils comprennent clairement les enjeux et puissent agir en conséquence. Ils sont maîtres de leurs décisions et de leur engagement individuel, mais restent également collectivement conscients, ils permettent à l’oeuvre d’exister chaque soir. Ils sont à la fois instruments et musiciens.


La résistance, l’insurrection, sont de nouveau au coeur de votre précédente pièce, Rouge, et de votre création, Tragédie.


Effectivement, Insurrection aurait d’ailleurs pu être l’autre titre de Tragédie… Parler, dialoguer, mais aussi crier, gueuler, vociférer, convulser le corps et activer le cri libérateur comme une parole d’un enchaîné. Tout cela en choeur. Être redressé, traverser le monde, écrire le monde.


Vous présentez Tragédie comme un poème. Qu’entendez-vous par là ?


Le propos ambitieux de Tragédie est de faire apparaître, de manière instinctive et corporelle, ce que pourrait être cette humanité immatérielle, philosophique. Et ceci en partant d’un théorème anatomique. Je suis femme et je suis ainsi faite… Je suis homme et je suis ainsi fait. Être homme ne fait pas humanité ; voilà la tragédie humaine. Il s’agit de faire exister un « vivre-ensemble » : qu’est-ce que cet entre-nous qui ne m’appartient pas, mais qui ne peut naître que de notre action volontaire et réfléchie ? Il s’agit de labourer son propre territoire pour qu’il garde son amplitude maximum et que cette amplitude permette la rencontre des territoires voisins. L’humanité est là, dans ce frottement. Tragédie s’intitule ainsi car elle fonctionne aussi selon des règles propres à la tragédie grecque et plus particulièrement du choeur… Trois temps rythment la pièce, « Parade », « Épisodes » et « Catharsis », entrecoupés de deux péripéties, telles deux espaces mythiques. Le tout sous la forme récurrente de douze pas, comme un alexandrin chorégraphique. Partant de là, l’enjeu, dans Tragédie, est de créer la faille, le tremblement. Une brèche à travers laquelle nous pouvons entrevoir cette humanité, que j’imagine aveuglante et assourdissante, et non pas comme quelque chose qui sublime et rassure. Une sensation du monde, voilà la teneur poétique que j’aimerais donner à Tragédie, c’est-à-dire bien éloignée de la seule forme spectaculaire et chorégraphique. Que le public soit pris dans un tumulte sonore et lumineux, alors que les corps martèlent et martèlent encore le sol jusqu’à ce que, peu à peu, on ne les voie presque plus, et laisser ainsi à chacun l’espace d’entrevoir sa propre humanité.


Cependant, vos pièces reposent toujours sur des principes chorégraphiques forts que vous développez, fouillez, essorez. Qu’en est-il dans Tragédie ?


Un seul et même geste traverse Tragédie : il s’agit de la marche, du pas. Cette pièce va de la marche à l’exode en passant par la course. Les corps se déplacent comme des vagues qui construisent un limon, des strates, par aller-retours qui s’accélèrent jusqu’à un grand martèlement collectif, humain. À un moment donné, au fil de ces apparitions, de ces prises de paroles incorporées, on assiste à la disparition des identités, du genre. Ne restent que des plaques de peau, comme des plaques tectoniques. La peau qui gagne du terrain pour recouvrir le monde. Nous sommes six milliards d’humains sur terre. J’aime l’idée que, nus et allongés, nous recouvririons le monde de nos peaux.


Vous semblez également très attaché à l’idée de partition.


Je travaille en effet beaucoup sur une écriture extrêmement réglée. La partition, c’est le rythme et, de là, il faut chercher l’harmonie pour s’engouffrer à l’intérieur de l’âme. Pour moi, la partition est plus un cadenassage qui offre, par conséquent, la possibilité de l’authenticité dans les tentatives d’évasion. L’emprisonnement musical, partitionnel, chorégraphique, constitue pour moi un espace infime et infini de liberté. Contraint à l’extrême, le moindre mouvement devient un hurlement, une prise de décision puissante et implacable.


Vous réunissiez douze interprètes pour Révolution. Pour Tragédie, ils sont dix-huit sur le plateau.


En général, j’éprouve un grand plaisir à travailler avec des groupes de danseurs. Cette pièce en particulier sollicite un grand nombre d’interprètes, à voir comme une marche de dix-huit individus, et non pas comme une masse anonyme. Six danseuses de Révolution participent à Tragédie, en compagnie de douze nouveaux danseurs et danseuses. Le groupe présente une exceptionnelle amplitude d’âges, de 22 ans à 51 ans, mais aussi de peaux, d’histoires. C’était très important pour moi de choisir de travailler avec des individus qui soient déjà, en quelque sorte, porteurs de conscience. Qu’ils soient de notre temps, porteurs, peut-être, d’une petite tragédie… mais tragédie n’est pas tragique. Des danseurs à même d’ouvrir des espaces, de savoir l’autre.


Vous parlez d’une « surexposition des corps ». Les interprètes seront-ils nus sur le plateau ?


En effet, les corps seront nus du début à la fin. Mais cette nudité n’est pas un événement en soi, il n’y a pas d’habillage ni de déshabillage. Ils seront éclairés par une lumière très blanche, assez crue. Je ne souhaitais pas un habillage lumineux élégant, trop esthétique. Ce parti pris permet de rappeler que la première leçon, quand on observe l’humanité, est anatomique. Certains diraient : « Ceci est mon corps », je complèterais par : « Lisez, ceci est mon corps. » Ces corps dignes, porteurs de leurs histoires individuelles, de l’histoire de leur genre, de l’histoire de l’humanité qu’ils créent par leur rassemblement. Cette surexposition des corps prend une puissance particulière au Cloître des Carmes, un lieu de retentissement magnifique. Dans ce décor de pierre brute, sans arbres, sans végétation, les corps et les peaux apparaîtront seuls, sans perturbations et pourront ainsi « jeter leur corps dans la bataille » (Pasolini).


L’histoire de la danse est souvent présente dans vos créations. Qu’en est-il dans Tragédie ?


J’ai en effet régulièrement utilisé l’histoire de la danse comme une boîte à outils. Dans Pour tout l’or du monde, je jouais, par exemple, du poids historique du Lac des cygnes. Dans Révolution, le Boléro s’est très vite imposé. J’ai une relation assez instrumentale et pourtant extrêmement respectueuse avec le patrimoine, pas du tout muséale. J’utilise ce dont j’ai besoin. Je m’y retrouve, m’y recueille et m’y repose. C’est une façon de dialoguer avec les morts, de chercher ce savoir qui attend d’être exhumé. Dans Faune(s), je cherchais à être le plus enraciné possible avec l’Après-midi d’un faune de Nijinski: comme je l’évoquais précédemment, cette contrainte permet la création. Dans Tragédie, il n’y a rien de tel. En revanche, je vois un fantôme rôder depuis le début du travail : Le Sacre du printemps. Sans doute, cela a-t-il à voir avec ce martèlement du sol, ces corps chassés et chassants… Mais il ne pénétrera pas, je le tiens à distance. Ces assauts de l’histoire sont difficiles à gérer car on pourrait être tenté de dire : « Mais oui, mais bien sûr, cela fait sens ». Il faut grandement s’en méfier, avec tout le respect qu’on leur doit.


Le Boléro de Ravel, les choeurs de l’Armée rouge, les tubes de Frank Sinatra : les musiques de vos spectacles sont souvent caractérisées par le recours à des hymnes. Est-ce le cas dans Tragédie ?


Ce ne sont pas des hymnes, car je ne glorifie rien, mais plutôt des passerelles, des prismes, des racines. De la même façon que l’histoire de la danse n’est pas présente, il n’y a pas non plus d’hymne dans Tragédie. Mon équipe artistique est peut-être mon seul et unique référent pour Tragédie ; à savoir François Caffenne, qui compose intégralement la musique, Patrick Riou à la création lumière et Cyril Accorsi, qui m’assiste ; enfin, d’importance car si peu citée, Béatrice Horn à la production, avec qui j’ai construit la compagnie et sans qui cette audacieuse création n’aurait jamais pu avoir lieu.


Que représente pour vous le Festival d’Avignon ?


Le Festival d’Avignon est un rendez-vous exceptionnel pour moi. J’y suis né en tant qu’interprète, avec Jan Fabre pour Je suis sang et L’Histoire des larmes, ainsi que pour Sasha Waltz, ou encore Angelin Preljocaj quelques années plus tôt. J’y suis également né en tant que chorégraphe, avec Pour tout l’or du monde en 2006, puis Faune(s) en 2008. C’est un lieu de liberté, mais surtout d’exigence, d’engagement, de pensée et d’audace… Rare si rare ! C’est un endroit qui m’est proche, intime. La passion est au coeur de ce festival. Je suis profondément heureux de présenter aujourd’hui Tragédie au Cloître des Carmes.

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