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Tomorrow's Parties

mise en scène Tim Etchells

: Entretien avec Tim Etchells

Propos recueillis par Marion Siéfert, traduits par Étienne Leterrier

Vous avez fondé la compagnie Forced Entertainment en 1984, à partir d’un noyau dur composé de six performeurs, et vous êtes installés à Sheffield, bien loin des grandes institutions théâtrales. Pourquoi ?


Tim Etchells : Nous avions envie d’un théâtre qui s’adresse à notre expérience, qui parle de la situation actuelle. Nous savions déjà que ce serait un travail d’équipe, fondé sur la collaboration, et qu’il encouragerait nos intérêts et influences respectives, provenant d’autres territoires et pratiques artistiques : arts visuels, cinéma, littérature, musique… Nous savions que l’approche et la forme de ce que nous voulions faire allait changer, mais nous savions aussi qu’au coeur de tout cela, il y avait un questionnement sur le théâtre, la représentation théâtrale et les relations qu’elle entretient avec l’espace social, politique, culturel, sur le type de relation qu’elle instaure avec le public. Tout le reste nous était encore inconnu : comment nous allions travailler, ce que nous voulions faire, quel sens donner à tout cela, selon quel mode de représentation… Il n’y avait en fait aucun programme préétabli. Le fait d’aller s’installer au nord de l’Angleterre, à Sheffield, a été, là encore, un choix intuitif. Nous nous sommes rencontrés à Exeter, où la plupart d’entre nous ont fait leurs études, et, assez vite, s’est imposée l’idée d’aller plus loin. Le choix de nous trouver hors de Londres a été un choix politique : il s’agissait de fuir le centre. Nous étions alors en plein milieu du règne de Margaret Thatcher, et il était pour nous beaucoup plus agréable d’habiter au nord de l’Angleterre, où l’idée de résistance politique était présente dans tous les esprits.


Comment travaillez-vous avec les autres membres de Forced Entertainment ? Est-ce que vous prenez toutes vos décisions de façon collective ?


Nous travaillons effectivement en étroite collaboration, ce qui signifie que chacun apporte sa pierre à l’édifice. Il n’y a pas de vision individuelle qui prévaut. On s’écoute tous les uns les autres, on s’adapte, on fait des compromis, on mélange nos idées à celles d’autres personnes. Tous ceux qui participent à un projet peuvent proposer des textes, des images, de la musique, des costumes, une organisation de l’espace scénique. Les performeurs font partie de ce processus, bien sûr, mais aussi tous les membres de l’équipe, qu’ils soient auteur, metteur en scène, scénographe, compositeur. Pour nous, cette manière de travailler s’est avérée très vite évidente. La performance, c’est un processus qui, en soi, repose sur la collaboration : chacun se nourrit de ce que proposent les autres, en particulier lorsqu’on a choisi, comme c’est notre cas, de ne pas privilégier le texte plus qu’un autre medium. On pourrait dire que notre manière de créer consiste à passer beaucoup de temps tous ensemble dans une même pièce, en y faisant différentes choses. Mais cela demande de la disponibilité et de la préparation.


Quel est votre rôle à vous durant les répétitions ?


Mon rôle consiste essentiellement à créer et à organiser le matériau, qu’il s’agisse du texte ou bien du reste. Pendant les improvisations, vous pouvez me voir monter et descendre du plateau. Je donne mes instructions à chacun, en chuchotant, ou en criant parfois, lorsque je veux changer le cours de nos improvisations, pour ajouter un détail ou ajuster certaines choses. J’ai une vue surplombante sur l’ensemble – sur la place de chacun, sur le tableau d’ensemble –, ce qui me permet d’avoir une petite idée de la direction que l’on prend. Les autres membres de l’équipe sont la plupart du temps immergés dans la performance. Par conséquent, ils n’ont qu’une vision parcellaire de ce qui se passe. En outre, plusieurs des performeurs de The Coming Storm portent par moments des costumes assez absurdes, des vêtements qui restreignent leurs mouvements, leur vision ou leur capacité à entendre. Du coup, ils ne savent effectivement parfois pas du tout où ils en sont ! Souvent, mes interventions au cours du travail d’improvisation consistent à aiguillonner les performeurs, de façon à les diriger vers des éléments de récit ou des tonalités que nous voulons mettre en place. À d’autres moments, j’essaie au contraire de sauter une scène particulière et de continuer, avant que celle-ci ne devienne trop figée. Ce genre de travail est en soi une forme d’écriture, bien sûr, mais une forme d’écriture que nous faisons ensemble, en inventant, essayant et combinant les éléments… Cette écriture est à la croisée du texte, du jeu, du son, de la lumière et du temps.


Vous parlez beaucoup d’improvisation. Quelle place occupe-t-elle dans votre processus de création ?


D’un point de vue strictement pratique, nous travaillons surtout par improvisations. Je mets en place des structures qui permettent de guider les répétitions, comme, par exemple, le fait de définir les contraintes formelles dans lesquelles nous travaillons. Particulièrement dans les premières semaines de travail sur un projet, il s’agit d’instaurer une combinaison de liberté et de contrainte, à travers laquelle on essaie de trouver – parfois par hasard ! – des solutions pertinentes aux questions qui sont les nôtres. Une fois ce travail d’improvisation terminé, nous visionnons le tout. C’est un gros travail, qui consiste à analyser comment les idées se développent, se diffusent d’un performeur à l’autre, comment une dramaturgie semble « naturellement » naître sur le plateau, durant l’improvisation. C’est ainsi que l’on aboutit peu à peu à de grandes séquences de performance, comme des blocs nés de l’improvisation. L’outil essentiel, dans cette phase du travail, c’est la caméra, que nous utilisons vraiment comme un témoin de nos recherches.


Le nom de la compagnie, Forced Entertainment, sonne comme un programme et implique une relation tout à fait ambivalente vis-à-vis du public. Comment pourriez-vous la décrire ?


Nous avons tout de suite aimé ce nom, car il combine quelque chose de positif, amical (le terme entertainment, « divertissement »), à une dimension plus problématique, plus difficile (connotée par l’adjectif forced, « forcé »). Je ne pense pas que nous en ayons été conscients dès nos débuts, mais cette dualité est restée au coeur de notre travail. Par conséquent, ce nom a fini par devenir une sorte de manifeste. Je suppose qu’il traduit bien la relation avec le public qui nous intéresse. Comment penser cette relation, comment travailler avec elle : c’est pour nous un enjeu central. D’une certaine manière, chacun de nos spectacles réinvente cette relation, sans nécessairement installer une nouvelle scénographie. Mais en s’adressant toujours au spectateur, nous lui soumettons chaque fois des demandes, des invitations différentes.


Cet enjeu que représente la relation au public est-il aussi une attitude politique ?


Oui. Je le pense vraiment, et à de maints égards. Tout d’abord, la plupart de nos travaux bousculent la relation scène/salle, qui est – si on y réfléchit – un dispositif assez tyrannique, puisqu’il place le spectateur en situation de demande : de distraction, d’action, de rires, de pleurs, de sang… Je pense que nous avons toujours cherché à refléter cette relation, ainsi que le pouvoir qu’elle contient. Où se situe-t-il exactement et comment peut-on le subvertir ? Ce sont là des questions effectivement très politiques. Outre cette interrogation, il y a également un versant extrêmement ludique et fécond, dans nos propositions. Une générosité tout autant qu’une exigence. Par notre travail, nous essayons de montrer que, si l’on aspire à des changements politiques radicaux, il est également nécessaire d’appliquer ce souhait aux pratiques théâtrales et à la performance. Chacun de nos spectacles s’efforce donc de créer un contact, à la fois fondamental et fragile, qui dise : « Voilà où nous sommes, voilà où vous êtes. Dans un instant, nous allons faire quelque chose tous ensemble. » Il est évident qu’à mes yeux, cette présence immédiate a un sens éminemment politique. J’essaie d’intégrer intimement la question politique à la forme artistique. Je cherche à établir avec le public une relation qui lui permette d’ouvrir un espace imaginaire, et de devenir, en quelque sorte, co-auteur de la représentation.


Vous mettez en scène Tomorrow’s Parties : un assemblage de récits qui évoquent le futur, à travers ses différents possibles. Vous êtes également l’auteur d’un livre de nouvelles, Endland Stories. Le storytelling est-il un élément central de votre travail ?


Les histoires – j’envisage le terme au pluriel – sont pour moi une matière fondamentale. J’aime lorsqu’une image, un texte, parfois une combinaison des deux, suggèrent de multiples possibilités, lorsque des fragments narratifs se combinent, s’associent pour donner naissance à des histoires multiples pour le spectateur. Ce processus dynamique m’intéresse davantage que le simple récit. C’est pour cette raison que je préfère toujours maintenir les possibilités ouvertes plutôt que les refermer. Dans Tomorrow’s Parties, deux performeurs travaillent à partir d’histoires très condensées, c’est-à-dire à partir de fragments qui racontent, de façon laconique, des futurs possibles pour le monde, les hommes, l’environnement, l’économie… Dans ce spectacle, l’essentiel du plaisir est d’entendre la succession fugace de ces possibilités futures, de se les imaginer. Le public, dans ce cas, est sans cesse appelé à faire jouer son imagination pour combler les détails des récits. Je suis frappé par cette capacité à produire des histoires, que nous, les humains, possédons. C’est comme si la moindre combinaison d’image, de textes déclenchait chez nous cette impulsion. C’est la raison pour laquelle, je crois, j’aime placer les gens dans cette position et les faire s’interroger sur leur capacité à raconter des histoires. En fait, dans un certain sens, le public est le sujet du spectacle. C’est même le pivot du spectacle.


Votre nouvelle performance, The Coming Storm, va-t-elle encore plus loin dans cette exploration de la narration ?


Nous avons commencé à travailler sur The Coming Storm avec une histoire bien précise en tête. Mais en réalité, les répétitions nous ont entraînés de plus en plus loin, vers des territoires aux histoires fragmentées, inachevées, pleines de scènes ou d’images à la fois conformes et contradictoires avec ce récit initial. Pour moi, ce genre de voyage est plutôt une habitude ! Les histoires me fascinent quand elles sont plurielles, et c’est la singularité que je trouve frustrante. Pour The Coming Storm, le texte de la pièce a été élaboré au cours de séances d’improvisation afin d’aboutir à une forme souple, qui permette aisément la parole, et une très forte interaction entre les différents éléments de la représentation : le texte, le son, la musique, l’action. Les histoires qui composent le spectacle sont très différentes les unes des autres. Certaines sont des anecdotes, des récits personnels ; d’autres, au contraire, sont de véritables scénarios de film, incroyablement complexes. De façon curieuse, le cadre dans lequel nous travaillons pour The Coming Storm est plus musical que narratif : il s’organise selon des principes poétiques d’association, selon la récurrence de thèmes, d’énergies, de connections et de contradictions. Le résultat – du moins je l’espère ! – est un spectacle très vivant à regarder, où le sens est toujours prêt à basculer.


Certaines de vos pièces sont minimalistes. Dans The Thrill of it All, vous avez pourtant intégré de la danse et de la musique. En sera-t-il de même pour The Coming Storm ? Quel rôle vont-elles jouer dans ce nouveau spectacle ?


The Coming Storm débute de façon minimaliste, puis nous introduisons de la musique, de la danse, des costumes, etc. Ce spectacle décrit un voyage à travers différentes performances possibles. Au cours des répétitions, c’est ce voyage que nous essayons de créer, un peu en roue libre. Et quand on arrive à obtenir l’impression que ça fonctionne, c’est vraiment formidable. Je pense que si la danse et la musique m’intéressent à ce point, c’est parce qu’elles dépassent le langage articulé : elles nous ouvrent à d’autres façons de penser, de ressentir, d’agir, de jouer. Elles sont une force de proposition dans notre travail de répétition. Comme beaucoup de spectacles que j’ai faits avec Forced Entertainment, The Coming Storm associe, de façon d’abord assez modeste, des choses très simples entre elles, mais il les combine afin de créer des stuctures complexes. Tous les éléments du théâtre sont mis en évidence : on trouve, sur scène, des boîtes et des cintres pour pendre les costumes, des accessoires, des instruments de musique. Il y a quelque chose de chaotique et décontracté, qui fait plus penser à une salle de répétition ou à une loge qu’à un arsenal théâtral majestueux et sophistiqué… Tout à l’air un peu inachevé dans la pièce. Les idées de décor ou de costumes sont partielles, même les récits sont souvent laissés inachevés. Ce qui m’intéresse dans cette pièce, probablement plus que dans aucune autre, c’est la façon dont nous travaillons l’idée d’inachèvement, cette idée selon laquelle les choses ne sont pas déconstruites, mais plutôt en cours de construction. Ces histoires sont produites, construites, assemblées sous les yeux du spectateur, dont l’imagination fait le reste.


Quel sens donnez-vous au titre de votre spectacle, The Coming Storm (L’Orage à venir), qui s’est d’abord intitulé In the Thick of Things (Au Coeur des choses) ?


Je crois que les deux titres évoquent la notion d’événement, celle de densité, c’est-à-dire de complexité. Le premier titre parlait du fait de se trouver « au coeur des choses », d’un événement complexe et aux multiples facettes. Le second titre fait plutôt référence à l’arrivée imminente d’un événement complexe. Il y a cette idée d’anticipation, mais aussi d’attente d’une destruction, d’un bruit, d’une énergie… The Coming Storm évoque aussi l’idée d’incomplétude et suggère de grands événements, qui ne sont pas encore arrivés, mais qui sont en chemin, et que nous devons deviner. Le futur, la fin d’un récit : autant de questions qui pointent à l’horizon.


Est-ce que l’humour, et en particulier l’humour noir, vous aide à donner votre point de vue sur la société moderne ?


Nos spectacles sont souvent ouvertement drôles. Nous adorons faire rire les gens. Tout en réfléchissant sur les possibilités futures du théâtre et de la performance, nous avons passé énormément de temps à rire durant les répétitions. Je crois donc que tout cela aboutit à un juste équilibre ! Notre tactique pour mettre en place les effets comiques consiste à tenir une ligne qui évolue entre le risible et l’horrible. Le spectacle oscille continuellement entre comédie et tragédie, rire et inconfort. Nous aimons beaucoup explorer ce territoire, où les choses sont difficiles à identifier, à mettre dans des cases.


Pour l’exposition Empty Stages, vous avez travaillé avec le photographe Hugo Glendinning sur la représentation de plateaux vides, en vous demandant ce qui pourrait se produire sur ces scènes. La division de l’espace de la représentation entre scène et salle est-elle encore un dispositif pertinent dans vos créations ?


Empty Stages est une collaboration que je poursuis avec Hugo Glendinning depuis 2003. Il s’agit d’une collection, que nous avons constituée au fil des années, en accumulant des images représentant des scènes vides, dans des contextes très différents. On y trouve aussi bien des scènes à l’italienne, grandioses et dorées, que des podiums de discothèques ou de bars. On y découvre des scènes en plein air dans des parcs ou des aires commerciales, des scènes amateurs dans des centres de loisirs ou des bâtiments municipaux. Tous ces endroits sont photographiés de façon très simple, sans aucune présence humaine. D’une part, ils racontent à eux tous l’idée de la scène : qu’est-ce qu’une scène ? Comment encadre-t-elle l’action scénique, comment suscite-t-elle l’attente ? D’autre part, ces images s’adressent au spectateur et lui demandent : quels spectacles ont pu avoir lieu ici ? Quels événements pourraient s’y tenir ? C’est pour cette raison que nous n’avons photographié que des scènes vides : nous voulions éveiller l’imagination du visiteur. Pour moi, cette combinaison du vide et de l’imaginaire sont au coeur de la représentation. Les photographies, tout comme les spectacles Tomorow’s Parties et The Coming Storm, exigent des spectateurs actifs, capables de faire preuve d’imagination et de remplir l’espace. Dans nos spectacles cependant – du moins jusqu’à présent –, la scène est toujours peuplée d’acteurs. Le vide que j’évoque concerne ici plutôt l’idée de choses laissées incomplètes ou dans un état intermédiaire. En somme, le public dispose d’un matériau abondant : à lui de jouer !

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