: La vertu émancipatrice de l'art
ENtretien avec Amine Adjina et Emilie Prévosteau
Chantal Hurault : Le titre de votre pièce revendique une double référence ; en quoi Pasolini et Molière irriguent-ils ce texte original ?
Amine Adjina. Pasolini et Molière
sont des personnalités qui nous
peuplent artistiquement.
Théorème a valeur de mythe – nous
avons déjà abordé le rapport au
mythe (moderne ou classique)
dans nos précédentes créations
avec Marylin Monroe puis Phèdre.
Je suis parti du canevas de
Théorème qui nous offrait un
large champ d’exploration pour
sonder notre propre époque ; un
garçon arrive dans une famille,
a une relation avec chacune des
personnes de cette famille, et les
révèle à elles-mêmes. La seconde
partie du titre fait référence à une
réplique de Don Juan dans la
pièce de Molière. Cette phrase est
une proposition d’existence. Mais
l’œuvre entière de Molière entre en
résonance tant elle parle des rapports de pouvoirs dans la société,
et au sein de la famille avec ses propres hiérarchies et faux-semblants.
Émilie Prévosteau. La pièce donne aussi une place centrale au rôle d’Elvire, que la Fille répète. Si le monologue d’Elvire est un morceau de bravoure pour les actrices, Nour s’en empare en lui donnant une dimension annonciatrice et émancipatrice. L’émancipation s’effectue à partir de nombreux faisceaux : sa lecture intime de la pièce, ce qu’elle vit avec le Garçon, ce qu’elle a vécu ou est en train de vivre avec un autre garçon qu’elle appelle Don Juan. Tout cela la transforme.
C. H. Amine Adjina, votre écriture alterne des pans poétiques en vers libres avec des dialogues écrits dans un langage courant. Quel sens donnez-vous à cette pluralité de registres ?
A. A. Cela rejoint l’ensemble de notre travail sur la rupture et l’hétérogénéité, les frottements et les paradoxes. La parole poétique est venue naturellement pour parler de ces solitudes à la rencontre du Garçon. Ces moments de monologues convoquent certes des images mais sont ancrés dans le vécu des personnages. Je me méfie de la recherche de la beauté dans l’écriture, j’y vois une sorte d’artifice où l’on perd le sens frontal.
C. H. Les personnages sont construits sur des stéréotypes, comme si vous preniez un cliché de la société d’aujourd’hui pour révéler une forme de déterminisme.
A. A. L’intérêt du stéréotype est
de poser un cadre formel très vite
identifiable qui, lorsqu’il s’effondre,
laisse apparaître du sensible et du
subjectif. Ce qui est jouissif dans
l’écriture, et dans le jeu, c’est de
s’amuser avec ces codes, ces
représentations, ces archétypes
dans lesquels nous pouvons nous
reconnaître. L’effet miroir introduit
aussi l’humour. Nous sommes partis d’une famille bourgeoise au sens
classique du terme, avec la grand-mère, le père, la mère et les deux
enfants. Face à eux, un Garçon
volontairement plus flou et insaisissable.
Dans cette microcellule, les
rapports hiérarchiques sont faussés par des attitudes familières à
l’égard de Nour, auxquelles elle
tente de résister. Je me suis très
vite écarté de la figure d’une gouvernante comme chez Pasolini en
la représentant par un autre biais,
une nouvelle génération.
Nour
remplace sa mère auprès de la
Grand-Mère malade. Notre théâtre
ne passe pas par le discours, il
interroge les relations entre les
uns face aux autres ; comment
on se positionne, comment cela
nous détermine, comment on
pense le pouvoir ou le désir –
avec en souterrain les sujets de
la vieillesse et du service à la
personne qui se sont imposés
durant la pandémie.
C. H. Le décor, une maison d’architecte en bord de mer, offre un cadre de jeu à la fois réaliste et métaphorique...
É. P. Notre théâtre est un théâtre de
situation. Étant nous-mêmes acteur
et actrice, nous construisons des
espaces à jouer. Avec la scénographe
Cécile Trémolières, l’idée première a
été d’évoquer une maison familiale
estivale, éclatée, à proximité de la mer, en France. La métaphore et la
sensualité ont guidé nos choix : la
toile de mer comme perspective,
l’architecture de la maison se
mêlant aux rochers, une chambre
dehors près d’une douche à vue...
Différents escaliers exposent les
situations sociales (dont l’espace
de Nour dans les dessous, filmé et
projeté) autant que l’évocation
poétique du désir avec ce colimaçon menant à un « trou » (l’espace
de la piscine). Comme les différents frottements de registres dans
l’écriture, le décor doit permettre
une projection dans la fiction sans
jamais s’y oublier ; nous sommes
au théâtre.
Un autre espace est pour nous très
important : la musique. La création
originale de Fabien Aléa Nicol,
présent dès le début des répétitions,
se tisse au travail des acteurs et
des actrices ; sa sensibilité donne
accès à une profondeur émotionnelle au plateau.
A. A. L’usage de la vidéo permet
d’intégrer une forme de voyeurisme
dans cette chaleur ambiante. La
sensation de proximité, de peau, de
désir et de frustration passe également par le travail des costumes de
Majan Pochard et les lumières de
Bruno Brinas.
La présence de la
Méditerranée induit l’opposition
entre maison de vacances
luxueuse et lieu de migration. Dans
cette maison où l’horizon est pré-
sent, la mer nous rappelle que,
quelles que soient les barricades
que l’on tente de construire autour
de soi, le monde et le désir ne ces-
sent de toquer à la porte.
C. H. La vidéo est aussi présente dans l’activité du Fils qui réalise des portraits filmés de ses proches. Jusqu’où peut-on se saisir du désir de l’autre ?
É. P. Notre spectacle sur Marylin Monroe parlait d’une personnalité des plus photographiée, dont l’énigme a échappé à qui essayait de la saisir. Ici, il y a quelque chose de scopique dans l’obsession du Fils à « figer » le monde extérieur, à le capter à travers cet œil qui le protège de son propre regard.
A. A. À l’opposé de ce rapport désir-possession, le désir est chez le Garçon lié à l’ouverture et à la disponibilité. C’est ce qui fait la singularité de l’expérience qu’en auront les personnages. Si le propre du désir – qu’il soit attendu ou pas, en accord ou en contradiction avec notre être intime – est de surgir par surprise, l’arrivée du Garçon, de cet autre, provoque un dérègle- ment qui bouleverse nos vies.
C. H. La pièce lie étroitement bouleversement climatique, politique et intime. Ce paysage apocalyptique appelle-t-il une prise de conscience ?
A. A. Personne n’a pu faire
l’impasse l’été dernier sur la chaleur,
les incendies, les inondations.
Cette famille ne réagit pas, attendant semble-t-il comme beaucoup
d’entre nous que l’inéluctable sur
lequel on discourt devienne réalité.
De même pour l’amplification
d’une pensée d’extrême droite, en
France, en Europe et dans le
monde. Il ne s’agit pas tant des
partis eux-mêmes que d’une
idéologie du repli qui irrigue certes
les courants politiques mais aussi
nos corps. La mort du poète dans
la pièce, référence à l’assassinat
de Pasolini, nous redit qu’une
époque qui tue ses poètes est une
époque malade.
Ce n’est pas une pièce d’anticipation, nous racontons la sensation
d’un danger imminent. Il est possible de se demander pourquoi la
Grand-Mère invite ce garçon
croisé à la plage. Agit-elle de façon
préméditée, dans l’imminence
d’un changement qu’elle aurait
ressenti, vis-à-vis d’elle et des
autres ?
É. P. Le jeu bouleverse l’intime.
Peut-être que venir au théâtre,
c’est tenter de jouer, de se déjouer
avec les acteurs et les actrices.
Nour pousse son expérience du
jeu avec sa dernière proposition
sur le texte d’Elvire. La parabole du
Garçon « Je me sens un cœur à
aimer toute la terre » peut être
prise comme l’indication de Molière
faite aux artistes pour élargir leur
interprétation, mais c’est également
une proposition politique ; regarder
nos rétrécissements, et tendre
sans relâche à accroître notre
écoute, notre disponibilité et notre
action avec l’Autre.
- Entretien réalisé par Chantal Hurault. Responsable de la communication et des publications du Théâtre du Vieux-Colombier
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