: Quatre petites notes…
Note 1 : Comment faire naufrage en Bohême (géographie d’un rapt).
D’abord une petite révision. La Sicile est-elle une île ? Oui. Et la Bohême ? Ah non,
alors là, pas du tout. La Bohême, comme la Suisse, n’a même pas d’accès à la
mer. C’est pourtant sur une côte de Bohême que Shakespeare a choisi d’envoyer
par le fond le bateau crucial du Conte d’hiver, celui qui transporte Perdita, la petite
princesse destinée à être abandonnée en terre étrangère. Et c’est également là que
l’auteur a voulu situer une grande scène pastorale, la plus longue de toute son oeuvre,
plus ample à elle seule que certains actes entiers. Pour tout dire, dans toute la pièce,
on ne voit de la Bohême que sa bande côtière… autrement dit, un pays purement
imaginaire.
Shakespeare, on s’en doute, n’a pas manqué de détracteurs pour se moquer de sa
bourde. Mais outre qu’on ne prête qu’aux riches, l’insistance d’un poète pareil devrait
inciter à la prudence. La Sicile et la Bohême figuraient dans les données fournies à
Shakespeare par sa source, un roman de Robert Greene. Or dans cette source, le
vaisseau s’échoue en Sicile. Shakespeare a donc décidé d’inverser le sens du voyage
de Perdita, au mépris des faits géographiques les plus élémentaires.
Pourquoi ? De façon générale, l’inversion, le retournement, sont au coeur de la poétique
du Conte d’hiver : l’amour s’y renverse en haine, la chair en pierre (et vice-versa),
la noblesse en ignominie, l’humble bergère en demoiselle de sang royal. Au milieu
exact de la pièce, toute l’intrigue pivote autour de l’instant où le Temps même déclare
devant nous qu’il fait pivoter son sablier.
Mais revenons à la géographie : quant au point d’arrivée, on peut supposer que
l’absurdité patente d’une Bohême maritime contribue à déréaliser un peu plus, et non
sans humour, une intrigue qui se place sous le signe du conte.
Enfin, quant au point de départ, rappelons que c’est en Sicile, selon la légende
antique, qu’a lieu le rapt de Proserpine, arrachée à l’amour de Cérès et emportée
vivante aux Enfers par Pluton. Cérès, inconsolable, voue aussitôt la terre à la stérilité
et prend l’aspect d’une vieille femme pour se mettre en quête de son enfant : la violence
masculine, en séparant mère et fille, blesse le monde à la source de sa fécondité.
De même Léonte, en arrachant Perdita au giron maternel pour la vouer à l’exil, est
aussitôt frappé dans sa descendance et peu s’en faut qu’il ne voue sa lignée à
l’extinction. En consentant à se laisser enlever par son bien-aimé afin de revenir en
Sicile, en inversant le mouvement de l’histoire, Perdita est-elle le signe que la violence
immémoriale faite aux femmes n’est pas une fatalité et qu’au très ancien mythe peut
répondre, au moins comme un beau rêve, un conte de réconciliation ?
Note 2 : « Ils furent heureux et eurent… » (questions de couple)
Si réconciliation il y a, Léonte et Hermione finissent-ils par se retrouver ? Il faudrait s’en
assurer. La dernière scène, l’un des sommets de l’oeuvre shakespearienne, semble
bien l’attester à première lecture. Hermione pétrifiée revient à la vie sous nos yeux et
ceux de plusieurs témoins pour enlacer son époux après seize ans de séparation.
Mais elle ne lui adresse pas un mot : c’est aux seuls dieux et à sa fille qu’elle réserve
sa parole. Est-ce suffisant pour soupçonner que le couple royal restera traversé d’une
irréparable fêlure ?
Au XXe siècle, nombreux sont les metteurs en scène qui semblent l’avoir supposé, faisant
réapparaître en scène, juste avant que le rideau tombe, celui qui fut perdu et qui
jamais ne reviendra : Mamillius, le young prince of Sicilia, l’aîné de Perdita qui par la
grâce du trépas et du passage tout-puissant du Temps est désormais voué à demeurer
à tout jamais son frère cadet, petit garçon de sept ans pour l’éternité. Si Mamillius
avait vécu, il aurait eu à peu près l’âge de Florizel, le fiancé de Perdita, et serait
monté à sa place sur le trône. Pour avoir provoqué sa mort, son père devra céder la
couronne de Sicile à un prince étranger - qui par une suprême ironie se trouve être
le fils de celui qu’il croyait son pire ennemi (à cet égard, Mamillius est aussi le frère
d’Hamlet, qui doit laisser Fortinbras régner sur le Danemark).
S’il y a donc réconciliation, et si parfois, comme le voulait l’oracle d’Apollon, « ce qui
est perdu est retrouvé », il y a aussi de la perte sans retour. Le couple survit au deuil,
mais peut-être qu’Hermione, au moins pour une part d’elle-même, se souviendra
d’avoir été de pierre.
Note 3 : Chair de mère, épouse de pierre (histoire d’un corps)
Car elle l’a bel et bien été. Les métaphores shakespeariennes doivent parfois être
comprises, comme l’écrivait Rimbaud, “littéralement et dans tous les sens”. À un
certain point de vue, bien entendu, Hermione est simplement restée cachée seize
ans durant chez sa chère Paulina, qui a savamment mis en scène son grand retour le
moment venu, lorsqu’elle a jugé Léonte suffisamment contrit pour mériter le pardon
(et Hermione, peut-être, suffisamment vengée pour pardonner ?).
Mais une autre lecture traverse la pièce en filigrane. Car plus d’un événement, tout en
étant imputable à des causes naturelles, se prête tout aussi bien voire mieux à une
interprétation surnaturelle. L’oracle d’Apollon lave Hermione de tout soupçon d’infidélité
et, à l’instant même où Léonte se permet de le mettre en doute, un messager lui
apprend la mort de son fils. Coïncidence ou châtiment divin ?
De même, peu avant d’abandonner Perdita dans les déserts de Bohême, Antigonus
nous fait part d’un rêve : s’il a choisi cette destination (oui, choisi : décidément, Shakespeare
l’a fait exprès), c’est parce qu’Hermione lui est apparue en songe pour lui en intimer
l’ordre et lui dicter, par la même occasion, le nom dont il convient de baptiser sa fille.
Or, chez Shakespeare, seuls les morts se manifestent ainsi en rêve. Antigonus est
d’ailleurs absolument convaincu qu’Hermione a péri, et le spectateur non prévenu n’a
aucune raison de supposer le contraire : Paulina n’a-t-elle pas proclamé la mort de la
reine devant le roi lui-même ?
Nous sommes donc en droit de supposer que le corps d’Hermione - l’un des plus
complexes du théâtre shakespearien : maternel et conjugal, désirable et vieillissant
(comme celui de Gertrude, donc, mais la mère de Hamlet, elle, ne paraît pas être
enceinte) - subit une métamorphose-résurrection authentique. Là encore, le rapprochement
avec un mythe ovidien est éclairant : chez le poète latin, c’est pour avoir
longuement supplié Aphrodite et enlacé la statue dont il s’est épris que Pygmalion
obtient enfin des dieux que sa bien-aimée s’anime.
Est-ce donc à la ruse de Paulina ou au désir de Léonte qu’Hermione doit de revenir
à la vie ? Entre les deux lectures - la naturaliste et la surnaturelle - Shakespeare n’a
peut-être pas souhaité que nous tranchions. La valeur d’un conte ne dépend-elle pas,
aussi, de ce que son auditoire choisit de croire, ou de croire et de ne pas croire en
même temps ?
Note 4 : Obéir, désobéir (rester, partir, revenir)
Le petit Mamillius l’avait dit à sa mère : pour l’hiver, les histoires tristes sont les meilleures. Le conte de Shakespeare ne fait pas exception. Une famille heureuse - père aimant, mère enceinte, charmant petit garçon plein de vie - se voit détruite en quelques scènes. Et pourquoi ? Le roi devient tyran, le mari outrage sa femme, le père pousse son fils au désespoir. Un équilibre a été rompu. Comment, où cela ? Nul ne le sait vraiment, et nul ne sait où il se rétablira. Car le déséquilibre, d’abord imperceptible, peut finir par tout emporter sur son passage. Shakespeare, qui avait un sens très aigu du chaos, savait bien qu’une cause minuscule de désordre, convenablement appliquée, suffit à bouleverser un monde : voyez Le Roi Lear. Rompant toutes les digues, le pouvoir devenu fou refuse à l’autre les privilèges qui lui sont dus : celui d’abord d’être reconnu (Léonte en viendrait presque à renier son fils), celui d’être écouté (le procès d’Hermione devant son époux jaloux n’est qu’une sinistre parodie de justice). Et celui de pouvoir invoquer le bénéfice et non le maléfice du doute.
L’aveuglement, l’injustice, la violence règnent sans partage en Sicile. Parfois, il faut
savoir s’affranchir de ses liens. Il faut désobéir ne serait-ce que pour survivre, pour
laisser une petite chance au prochain retournement de fortune. Antigonus se laisse
lier par un serment et il payera sa fidélité d’une mort atroce (et non moins grotesque :
Shakespeare réussit ce tour de force, ce brusque virage de l’horreur au risible - qui
marque d’ailleurs l’un des points d’inflexion de la pièce). Camillo promet d’obéir à
Léonte, puis prend la fuite au plus vite avec Polixène : il vivra, heureux et prospère, à
la cour de Bohême. Alors, faut-il n’écouter que soi ? D’un autre côté, c’est par son
départ que Camillo précipite la catastrophe, car sa fuite confirme les soupçons du
roi. Inversement, c’est parce qu’il est resté soumis qu’Antigonus assure le salut de la
petite princesse. L’un et l’autre, le mort et le survivant, sont comme les génies tutélaires
de Perdita, présidant l’un à son départ, l’autre à son retour.
Chacun cherche la règle juste à laquelle se conformer, l’étoile d’équité sur laquelle
régler au mieux sa course à travers les mers si agitées de l’existence, entre Sicile et
Bohême et retour. Mais Shakespeare, pas plus astrologue qu’il n’est géographe, ne
dicte ni solution ni leçon. Si étoile il y a, elle brille par intermittence dans un ciel très
couvert.
C’est ainsi que Shakespeare nous éclaire. Peut-être y a-t-il des dieux ? Peut-être
n’est-ce qu’un conte ? Parfois un enfant meurt et sa mère est changée en pierre.
Parfois un enfant revient, et sa mère renaît à sa vue. C’est ainsi. Un peu d’ironie,
beaucoup de compassion, voilà la sagesse de ce conte. Et la saveur de sa saison
est d’une très douce amertume.
Daniel Loayza
septembre 2012
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