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Saïgon


: Entretien avec Caroline Guiela Nguyen

Propos recueillis par Francis Cossu

Comment avez-vous travaillé les éléments fictionnels de SAIGON ?


C’est un long processus. En 2008, après avoir monté plusieurs textes classiques, je me suis aperçue que des récits et des êtres me manquaient sur les plateaux de théâtre. Je voulais faire entendre dans nos spectacles le bruit du monde et pour moi, des voix étaient absentes. J’ai alors fondé en 2009 la compagnie les Hommes Approximatifs avec Alice Duchange (scénographe), Benjamin Moreau (costumier), Jérémie Papin (créateur lumière), Mariette Navarro (auteure et dramaturge), Antoine Richard (créateur sonore) et Claire Calvi (collaboratrice artistique).
Depuis, notre préoccupation est de savoir quels sont les récits qui nous racontent aujourd’hui et surtout quels sont les êtres qui doivent peupler notre plateau.
Pour SAIGON, il nous fallait sortir de nos frontières, aller chercher des visages jusqu’au Vietnam. Durant ces deux dernières années, nous avons récolté des témoignages. Les immersions à Hô Chi Minh-Ville et dans le treizième arrondissement de Paris nous ont permis d’entendre à nouveau des récits, des mots, des langues qui m’étaient devenus inaccessibles, comme par exemple le français limité tel que le parlait ma grand-mère ou celui différent de mon oncle, créolisé.
Ces empreintes m’ont permis l’écriture d’un livre que j’ai remis aux comédiens le premier jour des répétitions. Ce ne sont pas les mots du spectacle car ce sont les comédiens qui m’ont renseignée sur leur propre langue, leur propre façon de parler. Par exemple, My Chau parle un français qui n’est pas sa langue maternelle. La façon qu’elle a de manier la langue est différente de Pierric pour qui le français est là depuis toujours. C’est pour cette raison-là que je veux garder l’écriture de la parole avec les comédiens. Je ne peux pas les devancer, être avant eux. Ce livre est donc un paysage sensible qui a été la base du travail d’écriture au plateau avec les comédiens pendant les répétitions. Il est en quelque sorte le sous-texte de SAIGON. C’est un rêve de départ qui s’est amplifié et enrichi au fil des répétitions.


D’ailleurs vous dites que la ville a également influencé votre projet.


Quand je quittais le Vietnam après un temps de résidence, je me répétais: n’oublie pas Saïgon. Jusqu’à présent dans mon travail, c’étaient les comédiens qui me donnaient des indications de récit. En travaillant un spectacle dans une ville étrangère, j’ai découvert que celle-ci pouvait également me donner des indications fictionnelles. Hô Chi Minh-Ville est chargée d’histoires de départ, d’exil, elle est peuplée d’êtres qui manquent dans les familles et c’est cette absence qui engendre la fiction. Paradoxalement, plus la mémoire que l’on a de l’autre est en péril, plus nous avons besoin de nous souvenir. C’est comme cela que nous créons du mensonge, du mythe. Il y a toujours quelqu’un à pleurer et tout l’enjeu de notre spectacle est de retrouver ce trajet des larmes. Le mélodrame est omniprésent dans la vie quotidienne des Vietnamiens. Le karaoké et ses chansons populaires marquées par l’exil, l’amour, l’importance des fleurs...
Il y a à Hô Chi Minh-Ville une permanence de la nostalgie et de la douleur, sans doute parce que c’est une ville blessée qui a son propre fantôme, Saïgon. Mais Saïgon est une ville morte, gonflée d’histoires et de mythes.
Quand nous parlons de Saïgon, de quoi parlons-nous ? De la France ? Du Vietnam ? De Martin Sheen au début d’Apocalypse Now ? Des 235 restaurants répertoriés en France qui portent ce nom-là ? D’ailleurs, elle ne concerne pas seulement les Vietnamiens ou les Français partis en Indochine, elle concerne notre mémoire collective. Saïgon appartient à tous.


SAIGON, c’est une ville, une empreinte coloniale, une histoire française et étrangère. Comment situeriez-vous la pièce au regard d’un titre qui nous parle tant ?


La colonisation nous préoccupe, nous travaillons sur son histoire, ses événements petits et grands, le contexte de son développement, mais nous faisons cela parmi d’autres choses, car alors le Vietnam ne serait jamais autre chose qu’une ancienne colonie. Je suis fille de Viêt Kiêu[1] mais SAIGON n’est pas le spectacle par lequel je vais régler des comptes avec la France. Ce serait trop simple et général à la fois. Je dirais, à la limite, que la question coloniale, traitée comme un « sujet » sur lequel le spectacle serait tenu de se positionner, devient une question très inoffensive. Je ne veux pas de discours sur les gens, je veux les gens eux-mêmes, leur visage, leurs paysages, leur corps, leurs langues. Ce sont eux qui me font entrer en écriture, comme la première fois où j’ai découvert que ma mère parle un vietnamien qui n’existe plus parce qu’elle a été obligée de quitter son pays à 11 ans et qu’elle parle une langue d’apatride. Ou encore comme cet homme d’Indochine qui insulte sa femme vietnamienne parce que l’époque, malgré l’immense amour qu’il a pour elle, l’autorise à penser qu’il y a d’un côté des êtres supérieurs et de l’autre des indigènes. Voilà où est la colonisation, dans le coeur même de ces êtres humains. Et donc si cela a un sens de nous frotter au passé colonial de la France à travers les destins individuels, tantôt brisés, tantôt rompus, tantôt déplacés et à jamais exilés, c’est celui-là, et seulement celui-là, celui de faire entendre la rumeur insistante des oubliés, des invisibles. C’est comme cela que je veux répondre en tant qu’artiste à cette question : inviter des Vietnamiens, des Français, des Français d’origine vietnamienne à écrire avec nous notre spectacle pour qu’on les voie, qu’on les entende et que notre imaginaire s’enrichisse de leur présence.


Comment se sont rencontrés vos comédiens, qui ne partagent pas tous la même langue, ni la même culture ?


L’équipe de SAIGON est composée de comédiens français (Caroline Arrouas, Dan Artus, Adeline Guillot, Pierric Plathier), d’une comédienne Viêt Kiêu* (My Chau Nguyen thi), d’un couple de comédiens amateurs Viêt Kiêu* (Anh Tran Nghia et Hiep Tran Nghia) et de quatre jeunes comédiens vietnamiens que nous avons rencontrés lors de nos ateliers à Hô Chi Minh-Ville (Hoàng Son Lê, Thi Truc Ly Huynh, Thi Thanh Thu To et Phu Hau Nguyen).
Notre processus d’écriture, qui consiste à dégager de l’imaginaire directement du plateau, est puissant justement parce qu’il met en contact des gens qui portent en eux des réalités différentes. L’imaginaire dégagé par Phu Hau, jeune fille de 24 ans qui a toujours grandi à Hô Chi Minh-Ville, n’était pas celui de Caroline Arrouas qui a grandi à Vienne. Nous savions que la rencontre de ces actrices allait faire la richesse du projet. C’est surtout la beauté de se réunir, de chercher à faire récit ensemble, qui a été le moteur de notre travail.
La langue que l’on partage ou pas avec l’autre partenaire est devenue un véritable centre de recherche. Lorsque nous avons commencé à travailler avec Dan Artus et Ly qui ne comprennent pas la langue de l’autre, il a fallu construire une histoire de couple sans les mots, juste avec le désir d’inventer du commun. Les répétitions sont d’ailleurs souvent émouvantes.
Cela tient peut-être au fait que nous tentons de rapprocher des mondes qui se sont aimés, déchirés, oubliés depuis 60 ans. En sortant de répétition, j’ai dit au traducteur que j’avais la sensation pour la première fois de créer les possibilités de cette re-rencontre, à travers ces histoires retrouvées et incarnées par les comédiens. SAIGON, c’est aussi un langage, une façon de faire circuler les affects, les émotions.


  • Propos recueillis par Francis Cossu pour le 71ème Festival d’Avign

Notes

[1] Viêt Kiêu : littéralement «Vietnamiens de l’étranger», terme sans définition juridique officielle mais utilisé par le régime communiste pour désigner les Vietnamiens résidant hors du Vietnam, les nationaux étrangers d’origine vietnamienne, les Vietnamiens réfugiés à l’étranger mais pas encore naturalisés citoyens dans leur pays d’accueil.

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