: Entretien avec Emilie Rousset
Propos recueillis par Caroline Simonin
Quel est le point de départ de Playlist politique ?
Émilie Rousset : En 2020 La Pop m’a invitée à concevoir une
performance dans le cadre de l’événement « (re)lectures »
consacré au pouvoir fédérateur de la musique, notamment
celui des hymnes. C’était une commande autour de L’Ode à
la joie de Beethoven. En réécoutant l’œuvre, je suis tombée
sur la vidéo de la marche d’Emmanuel Macron traversant
l’esplanade du Louvre au soir de son élection en 2017.
Sa
marche était lente et rythmée, il traversait seul l’esplanade,
traçant un chemin précis pendant quatre minutes et trente
secondes, mettant en scène, sur l’hymne européen, sa nouvelle
stature de chef d’État dans un décor monumental. Son arrivée
au micro coïncidait avec la fin de l’hymne.
À l’occasion d’un
projet antérieur, j’avais travaillé sur la parole politique lors des débats télévisés de l’entre-deux tour de l’élection présidentielle (Rituel 4 : Le Grand Débat, cosigné avec Louise Hémon et programmé au Festival d’Automne à Paris en 2018). J’ai eu envie de m’intéresser, cette fois-ci, au corps de l’homme politique mis en scène et en musique. Je me suis aussi penchée sur l’histoire de cette Ode, sa signification politique ou, plus exactement, ce que les politiques ont voulu lui faire signifier au cours de l’Histoire.
Quelle est l’histoire de cet Hymne à la joie ?
Émilie Rousset : L’Hymne à la joie est extrait de la Neuvième
Symphonie de Beethoven. C’est une musique qui a été jouée
dans les contextes historiques et politiques les plus variés.
Comme le souligne l’historien et musicologue Esteban Buch,
elle a été, depuis sa composition en 1824, utilisée aussi bien
par l’Union Européenne que par le Troisième Reich : elle a ainsi
pu - selon les contextes - exprimer l’amitié entre les peuples
ou les visées hégémoniques d’un État totalitaire. À l’origine,
L’Ode à la joie comportait un chœur chantant le poème de
Schiller « Joie, belle étincelle divine ». Le chef d’orchestre
Herbert von Karajan, à qui l’on a demandé en 1970 d’adapter
L’Ode à la joie pour en faire l’hymne européen, supprime les
paroles et signe un arrangement très simplifié et beaucoup
plus court (un peu plus de deux minutes contre vingt-quatre
minutes environ pour l’œuvre originale).
Un joli massacre,
diront certains. C’est cette version de Karajan qu’utilise Emmanuel Macron au Louvre en 2017. François Mitterrand avait
également eu recours à cette musique pour sa cérémonie
d’investiture. Mais il avait choisi la version originale avec paroles, qu’il avait fait interpréter par l’Orchestre et les Chœurs
de Paris.
J’ai récemment visionné ces images de 1981, qui
devaient certainement être connues d’Emmanuel Macron
et de ses conseillers. Il s’agit d’une toute autre cérémonie,
qui ferait presque passer pour sobre la marche d’Emmanuel
Macron avec la pyramide du Louvre en arrière-plan. Pendant
les vingt-quatre minutes du dernier mouvement, Mitterrand
remonte la rue, dans un bain de foule, jusqu’au Panthéon où il
entre seul pour déposer une rose sur les tombes de Jaurès et
Jean Moulin.
Mais la mise en scène - préparée avec minutie - se
dérègle : le chef d’orchestre doit s’arrêter plusieurs minutes à
cause des motards de la garde présidentielle qui passent trop
près de l’orchestre. Mitterrand doit finalement attendre une
dizaine de minutes en haut des marches, une rose à la main,
imperturbable malgré la pluie, que la musique se termine.
Il attend que Beethoven et Schiller se taisent pour entrer...
Comment vous ré-emparez-vous de ces mises en scène historiques ?
Émilie Rousset : Pour la marche d’Emmanuel Macron de 2017,
nous avons décidé - avec le comédien Manuel Vallade - de
nous mettre dans ses pas. Littéralement. Nous sommes partis
du postulat qu’Emmanuel Macron avait dû répéter sa marche
comme une chorégraphie. Nous avons pris cette marche au
sérieux, essayant de rejouer la partition avec les moyens du
bord. Nous sommes allés au Louvre juste après le confinement.
La place était quasi déserte, sans touristes, avec seulement
quelques personnes masquées. J’avais une mini-caméra qui
m’avait été livrée par erreur lors d’une commande sur un site
internet. Manuel Vallade a repéré le parcours, répété la marche,
calant ses pas sur la musique. L’idée était de déplier, reproduire, réinterroger l’archive. Il s’agissait de se réapproprier
ludiquement cette séquence médiatique, symbole de pouvoir.
Qu’est-ce qui vous intéresse particulièrement dans le fait de rejouer cette scène ?
Émilie Rousset : Plusieurs de mes pièces s’emparent de dispositifs dits « théâtraux » : le débat télévisé de l’entre-deux
tours dans Rituel 4 : Le Grand Débat ou encore le tribunal
dans Reconstitution : Le procès de Bobigny [cosigné avec
Maya Boquet et programmé au Festival d’Automne à Paris
en 2019]. Transposer au théâtre une séquence déjà très codifiée dans la réalité permet d’en interroger la fabrication, la
pensée, la structure. C’est aussi un jeu avec le spectateur :
nous convoquons une mémoire, nous sollicitons un imaginaire collectif. Dans Rituel 4 : Le Grand Débat, on joue avec la
connaissance que le public peut avoir des débats présidentiels.
On l’utilise et on la déplace. Dans Reconstitution : le procès de
Bobigny, le spectacle, malgré son titre, ne reconstitue pas de
tribunal sur scène. Il propose un parcours qui offre à chaque
spectateur la possibilité d’une reconstitution mentale.
Pour
Playlist Politique, l’intérêt de la reconstitution vidéo - ludique
et décalée - que nous avons tournée réside précisément dans
ses manques, dans ce qu’elle échoue à refaire, à reconstituer.
Cet échec devient signifiant : il révèle en creux les enjeux
de représentation qui ont traversé cette soirée de mai 2017.
Vous dites que « mettre en dialogue des temps et des pratiques hétérogènes permet de mieux faire voir le présent (...), (que) c’est une forme de renégociation des récits entre immersion et distanciation ».
Émilie Rousset : Ce n’est pas moi qui le dis : je cite Anne
Bénichou qui a écrit un livre sur les pratiques artistiques de
reenactments . Elle y évoque notamment deux œuvres qui
m’ont beau-coup marquée : un film de Peter Watkins - La
Commune - et une performance collective de l’artiste contemporain Jeremy Deller intitulée The Battle of Orgreave. Peter
Watkins reconstitue des scènes de La Commune de Paris,
filmées par deux journalistes équipés de micro et caméra. Si
son récit s’appuie sur une recherche historique approfondie,
c’est pour permettre une réflexion sur le présent et mener une
critique de fond des médias. Jeremy Deller, lui, crée en 2001
une performance d’après la grève des mineurs au Royaume-
Uni, en 1984, sous Margaret Thatcher. Il fait rejouer la bataille
d’Orgreave, un épisode sanglant durant lequel les grévistes
ont été violemment réprimés par les forces de l’ordre, par
d’anciens mineurs qui l’ont réellement vécue. C’est une manière pour eux de se réapproprier cette part de leur histoire
au-delà des images médiatiques qu’on a pu en donner. Et
pour l’artiste, de créer une nouvelle archive de l’évènement.
Une archive au présent.
Pour Playlist Politique vous citez Beethoven pour Emmanuel Macron en 2017 et Mitterrand en 1981, Nina Hagen pour Angela Merkel en 2021, quels autres évènements allez-vous rejouer ?
Émilie Rousset : La pièce s’écrit en s’emparant de différentes archives par des biais multiples : reproduire une séquence vidéo, imaginer le hors-champ d’une mise en scène au plateau, s’intéresser au parcours d’une musique, porter des discours de spécialistes et de témoins. C’est tout autant les archives que l’imaginaire qu’elles suscitent qui m’intéressent.
Les comédiens
Anne Steffens, Manuel Vallade et moi sommes sur scène, circulant dans ces fragments d’histoire et les réappropriations qu’on peut en produire. Hymnes, chansons militantes, clip de cam-pagnes, lipdub, chansons utilisées sans l’accord des artistes... les histoires et le corpus sont énormes. Pour sélectionner, on procède par association et glissement. L’écriture par cut-up et rebond permet d’allier un désir de réflexion à une composition intuitive, sensible, hétérogène. Nos rencontres avec des spécialistes, chercheur·ses, compositeur·trices, conseiller.ère·s politiques sont une ligne de compréhension des enjeux. Aujourd’hui la professionnalisation de la communication politique fait que les musiques sont commandées à des boîtes de communication. La musique doit y véhiculer un imaginaire et une émotion qui vient appuyer un discours.
Comment se frotte-t-on à ces expériences d’écoute ? Est-ce
qu’une émotion collective, individuelle, un sens se dégage?
Il y a quelques jours, Emmanuel Macron a été réélu. Il a proposé une nouvelle marche sur L’Ode à la joie, entouré de sa
femme et d’enfants. Il a choisi une nouvelle orchestration et
une nouvelle mise en scène. Sur le Champ-de-Mars, un DJ
faisait danser la foule au son de One more time...
- Propos recueillis par Caroline Simonin
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