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Plage ultime

mise en scène Séverine Chavrier

: Entretien avec Séverine Chavrier

Propos recueillis par Jean-François Perrier

Pour quelles raisons avez-vous choisi l’oeuvre de J. G. Ballard comme source d’inspiration de votre nouvelle création ?


Séverine Chavrier : D’abord, en raison de ce que J. G. Ballard écrit dans la préface de son livre Crash, au sujet de ses intentions de romancier. Il dit que, dans un XXe siècle héritier du roman du XIXe siècle, essentiellement introspectif, il est nécessaire d’écrire de la science-fiction pour développer une littérature qui touche à la métaphysique. Mais une science-fiction qui fasse la part belle à la politique et à la pornographie. Pour lui, la science-fiction d’anticipation n’est pas une fantasy – au sens anglais du terme – sur un avenir incertain dans des espaces extérieurs, mais une introspection sur un ici et un maintenant. Il recentre la science-fiction sur la psyché et la préfère à la conquête spatiale, comme ce fut le cas dans les années 1960. On peut rapprocher cette démarche de celle du cinéaste Tarkovski qui fait de la science-fiction dans son jardin, dans son pays, et qui nous parle de métaphysique, en voulant être au plus proche de l’humain tel qu’il est aujourd’hui et maintenant. La seconde raison de mon attachement à cet auteur est son humour british, très différent de l’humour juif israélien de Hanokh Levin, sur lequel j’ai précédemment travaillé. Il y a enfin une troisième raison qui justifie mon intérêt pour cet auteur, c’est sa critique des classes moyennes dans nos sociétés occidentales. Dans les années 90, ce thème est récurrent dans son oeuvre, en particulier dans Millenium People. Il envisage une révolution utopique de la classe moyenne, pleine d’humour, qui se termine cependant très mal dans Sauvagerie, un court roman écrit en 1988, dans lequel les enfants de ces classes moyennes, tellement en avance technologiquement sur leurs parents, décident de les tuer… Ce thème de la famille est aussi au coeur d’une de ses nouvelles, Unité de soins intensifs, qui prouve que J. G. Ballard n’avait aucune illusion sur la famille ou sur le couple. Cette cruauté, cette logique du pire me touche beaucoup, comme sa façon d’écrire très déconstruite, qui tient un peu à l’influence de William S. Burroughs, pour lequel il avait une grande admiration. Pour toutes ces raisons, j’ai le sentiment que je peux, avec J. G. Ballard, ouvrir mon regard sur le monde à partir de ma petite intimité. Mais je veux prendre les textes de J. G. Ballard comme une exigence de pensée, comme une source d’inspiration, plus que comme une matière littéraire.


Comment caractériseriez-vous cette façon de J. G. Ballard de regarder notre monde ?


Il utilise des fictions, parfois un peu tirées par les cheveux. Dans Crash –qui est une prémonition plus qu’une fiction d’ailleurs –, il touche à l’anxiogène en nous amenant à nous interroger sur ce qui se passerait si les transports s’arrêtaient comme ça, tout d’un coup. Il pose de nombreuses questions comme, par exemple : dans quel état de stress nous retrouvons-nous dans un aéroport derrière des plaques de verre, quand nous ne pouvons plus quitter le sol de l’aéroport ? Mais les transports, c’est aussi la possibilité de passer d’un monde à un autre en quelques heures de vol, avec tout ce qui peut se passer dans la tête de ceux qui traversent ces mondes. On nous avait promis d’être téléportés en l’an 2000, mais aujourd’hui, on va toujours à la gare avec nos valises. J’ai filmé beaucoup de gares, de trains, et j’ai le sentiment qu’on est plus dans un monde d’exode que dans un monde de téléportés. Je crois que le fait d’appartenir à une génération à laquelle on a beaucoup promis – puisque nous devions être cette «génération nouvelle de l’an 2000» – m’oblige à regarder ce monde avec un certain scepticisme. On a abandonné la conquête spatiale, abandonné l’idée de progrès social, les rêves de puissance. La seule chose que l’on nous a donnée, ce sont des avancées technologiques qui passent par la conquête des réseaux de communication. J. G. Ballard pense que l’homme, cherchant toujours à se trouver une appartenance à une communauté, la trouve aujourd’hui dans ces réseaux de communication, car ils ont réussi à vraiment inventer un langage. Malheureusement, ils évacuent la vie affective des humains.


Est-ce donc une vision très critique que nous propose J. G. Ballard ?


Certainement, car ces réseaux sont déshumanisés. Mais il insiste beaucoup sur la spécificité de la manipulation qui s’établit à travers eux : l’absence de victimes. Il ne peut pas y avoir victimisation, à partir du moment où l’on fait le choix d’être manipulateur ou manipulé. Nous devons donc impérativement reconquérir une certaine sentimentalité. Pour moi qui, par mes études musicales, suis héritière de Chopin et de Schumann, cela me semble indispensable.


Y a-t-il d’autres sujets qui vous intéressent dans l’univers de J. G. Ballard ?


Oui, il insiste beaucoup sur la manie du listing, dont nous sommes victimes. Lui-même est un spécialiste des fiches techniques, sur les voitures, sur les procédés médicaux, qu’il étudie pour attirer notre attention. Dans notre environnement, ce phénomène se retrouve aussi dans la façon dont les journalistes ont tendance, aujourd’hui, à privilégier les faits, les listes de faits bruts, avec une précision que l’on prend pour de la connaissance, mais qui n’en est pas.


Cet univers d’anticipation influencera-t-il votre scénographie ?


L’écriture de J. G. Ballard contient des indications scéniques. Son rapport à la lumière est très important, ainsi que son rapport aux espaces. Dans Crash, il travaille sur une hypothèse concrète, la voiture, et il passe en revue, de façon exhaustive, tout ce que l’on peut faire dans cet espace automobile. Il est aussi passionné par l’image, par sa toute-puissance. Il s’intéresse à l’archivage possible grâce aux iPhones et cela m’a obligée à exercer ma curiosité sur ces nouveaux médias. J’ai travaillé avec une webcam, ce qui, auparavant, n’était pas du tout dans mes habitudes. J’ai réalisé des petits reportages sur la façon dont les gens vivent chez eux, en imitant ceux qui échangent quotidiennement des photos de leur intimité. Mais bien sûr, je voudrais travailler sur la texture de ces images, qui devra être différente selon leur origine, ainsi que sur leur cadrage, parce que ce n’est pas la même chose que d’être filmé par des caméras de surveillance urbaine que par quelqu’un qui filme ses amis pendant ses vacances. Je voudrais suspendre le temps du plateau, en intégrant ces images diverses.


Intégrerez-vous d’autres textes que ceux de J. G. Ballard, des textes écrits par d’autres auteurs ?


Oui, j’aimerais faire entendre des écritures plus poétiques, venant d’autres univers. Des auteurs aussi variés que Nicolas Bouvier ou Jules Michelet, William Faulkner, ainsi que F. Scott Fitzgerald qui, finalement, a écrit de l’autofiction. Pour moi, ces textes, comme ceux de J. G. Ballard, sont des univers qui constitueront cet objet commun que je veux construire avec ceux qui travaillent à mes côtés. Je peux donner des hypothèses de travail aux acteurs grâce à ces textes. Je ne suis ni dans l’idée de construire des personnages, ni dans celle d’établir des dialogues à partir de ces textes.


Parmi les auteurs que vous avez cités, Jules Michelet détonne…


Ce qui m’intéresse chez lui, c’est son intérêt pour le Moyen-Âge en plein XIXe siècle, car il me semble que chaque époque a son Moyen-Âge. Dans La Sorcière, un livre très féministe, il y a des phrases qui pourraient être du Ballard… Il y a de formidables descriptions sur les états de violence. Dans un genre très différent, je voudrais aussi faire entendre Nicolas Bouvier, car il défend le voyage contre le tourisme, en partant du théorème suivant : soit on est étranger partout, soit on est chez soi partout…


Votre spectacle s’appelle Plage ultime


Oui, cela vient d’une expression italienne spiaggia ultima, qui veut dire «la dernière chance». C’est le titre d’une nouvelle de Ballard. Le spectacle sera construit autour de sas que l’on franchira successivement pour atteindre cette dernière plage, qui peut aussi être une plage de CD avec le dernier morceau… Cette dernière plage débouchera quand même sur un horizon d’espoir. Même si je ne suis pas naturellement optimiste.


Vous êtes musicienne : la musique tient donc une grande place dans votre travail. Sera-t-elle présente dans votre prochain spectacle ?


Il ne m’est pas possible d’imaginer qu’elle ne soit pas présente. La musique est l’élément qui peut réconcilier sur un plateau. C’est le retour du mélancolique. Pour moi, il est important que mon amour pour la musique puisse se manifester sur chacun de mes spectacles et qu’il soit partagé par les spectateurs. Sur le plateau, je travaille beaucoup sur des ambiances, que la musique permet de créer très rapidement. Il y aura de la musique live et de la musique enregistrée. Le piano sera au coeur de la scénographie, il aura une vie intense, se transformera, sera le lieu d’expériences, de rencontres entre les acteurs et moi-même.

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