: Entretien avec Julien Gosselin (1/2)
réalisé par Fanny Mentré pour le programme de salle du TNS
Jusqu’à présent, tu as exploré des œuvres littéraires qui portaient un regard sur le XXe siècle et ses résonances aujourd’hui – notamment avec Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq, 2666 de Roberto Bolaño, Joueurs, Mao II, Les Noms de Don DeLillo... Tu as toujours exprimé ton attachement à l’écriture contemporaine. Tu mets en scène aujourd’hui des œuvres de Léonid Andréïev (1871-1919). Avant même la rencontre avec son écriture, qu’est-ce qui t’a donné envie de te tourner vers « le passé » – titre que tu as choisi de donner au spectacle ?
Il y a eu plusieurs facteurs, un cheminement. Lors des dernières répétitions de Joueurs, Mao II, Les Noms de Don DeLillo au Festival d’Avignon, une image m’est venue : je voyais des personnages tchekhoviens, en redingotes et robes d’époque, semblant attendre la fin du monde – comme certains personnages de Don DeLillo peuvent sembler l’attendre, d’une autre manière. J’imaginais la disparition violente ou l’effacement de ces personnages, quelque chose qui viendrait détruire la représentation...
Il y avait de l’ironie dans cette vision, de la colère aussi. J’ai souvent été en colère lorsque
j’entends dire que le théâtre classique est ce
qu’attendent les spectateurs, comme s’ils ne
voulaient voir que ce qu’ils connaissent déjà.
L’image m’est restée, mais elle s’est transformée positivement, quand j’ai réalisé que cette vision était en lien avec l’idée de disparition,
qui m’émeut toujours. Le fait qu’on annonce
constamment la fin du théâtre, comme d’un
art finissant, mourant – même si ce n’est pas
le cas – résonnait avec l’idée que l’humanité
va s’éteindre – avec le changement climatique
ou pour tant d’autres raisons imaginables.
L’image de cette double extinction a commencé à germer en moi, à prendre forme, plus du
tout sur un mode cynique ou négatif, mais
plutôt dans un rapport nostalgique : je me disais que la représentation classique – à travers
l’académisme des décors, des costumes – était
une forme d’adieu à une certaine humanité
qui a disparu. Alors, à travers elle, je pouvais
parler de l’humanité contemporaine qui allait
disparaître.
J’ai consacré mon temps à monter des textes
qui sont des romans, écrits au passé. Cette narration au passé est une des dimensions principales de mon choix. Le théâtre que je fais
se passe toujours « après » le récit dont il est
question. Les événements, les gens, les moments représentés sont toujours comme « vus
de l’avenir », juste après leur disparation.
Dans la correspondance que j’avais eue avec Pascal Rambert pour la revue PARAGES (Correspondance par e-mail, à l’été 2019, parue dans PARAGES | 07, consacré à Pascal Rambert), on parlait de littérature, de théâtre. En lui écrivant, je me disais que la colère que j’éprouvais vis-à-vis du théâtre classique vient du fait qu’il y a une sorte de mensonge originel : on entend toujours parler de la persistance contemporaine qu’il y aurait dans ces textes – « Molière est ultra contemporain ». Mais alors, pourquoi monter des classiques si c’est pour parler de ce que qu’on vit aujourd’hui, de ce qui nous est proche ? Je ne comprends pas cette idée d’une littérature « intemporelle ». On peut toujours, bien sûr, trouver des points communs, reconnaître des traits de caractère, mais on ne peut pas parler de littérature sans parler de langage, de corps.
Il y a une dimension rarement assumée – peut-être un impensé – qui est que l’on va chercher des textes classiques justement pour parler des différences d’avec notre monde. On veut montrer et voir des corps, des costumes, des langues qui ne sont plus les nôtres. Au lieu de chercher à effectuer un rapprochement, il s’agirait de chercher un phénomène de nostalgie, dans le sens le plus beau du terme, c’est -à-dire faire parler des êtres qui n’existent plus. On pourrait dire : faire revenir les morts. Le projet s’est échafaudé autour de ces différentes pensées. Je voulais m’emparer de tout cela : la question du théâtre académique, la question d’une forme d’adieu à un certain théâtre, d’adieu à une humanité. Et je suis persuadé qu’au final, il y aura, dans notre re- cherche, en traversant des situations et des thèmes du passé, des choses qui vont nous amener à une nostalgie de nos morts.
C’est cette première vision de personnages tchekhoviens qui t’a mené vers le théâtre russe et vers Léonid Andréïev ?
Le théâtre russe de la fin XIXe / début XXe m’intéressait parce qu’il est question d’une petite société qui se tient comme au chevet de son extinction. Je fouillais dans mes souvenirs et un jour, je me suis dit qu’il fallait absolument que je relise Les Enfants du soleil de Gorki. J’étais à Lille à ce moment-là et je ne le trouvais pas en librairie. J’ai écrit un e-mail à André Markowicz pour savoir s’il l’avait en version numérique. Je ne le connaissais pas personnellement mais il était intervenu à l’école du Théâtre du Nord quand j’y étais élève – lui et Anton Kuznets étaient venus nous parler de Dostoïevski.
André Markowicz m’a alors proposé que l’on se voie et je lui ai fait part de tout ce dont je viens de te parler, de mon désir de voir sur un plateau des gens appartenant à ces petites sociétés dé- peintes par Gorki et Tchekhov, qui attendent la fin du monde. Il m’a demandé : « Est-ce que vous connaissez Léonid Andréïev ? » Il m’a parlé de Vers les étoiles, un texte magnifique que j’ai lu depuis et qui ne fait pas partie du Passé, mais sur lequel je pourrais envisager de revenir par la suite. C’est une autre version des Enfants du soleil : Gorki et Andréïev auraient dû écrire ensemble et ils ont finalement chacun écrit leur pièce.
Avant cette discussion, je n’avais jamais lu Andréïev. Généralement, quand on me conseille
des textes, des auteurs, ça ne marche jamais.
Là, en lisant, j’ai eu un sentiment intense de
fraternité avec cet écrivain – comme j’avais pu
le ressentir adolescent en lisant Houellebecq.
Et, pour le coup, je me suis moi-même détrompé, j’ai eu la sensation d’un univers assez intemporel, il me semblait que certaines choses
auraient pu être écrites hier. Cela m’a formidablement troublé et intéressé.
Par ailleurs, j’aimais le fait que presque personne ne connaisse Andréïev. C’est un auteur qui n’est pas joué au théâtre. Je pense que c’est dû au fait qu’il « rate » un tout petit peu ses pièces de théâtre. Pour un metteur en scène qui voudrait monter une seule pièce, il y a dans l’écriture certains endroits qui pourraient paraître « à côté de la plaque ». Ce ne sont pas des mécanismes parfaits comme on peut en trouver chez Gorki ou, évidemment, chez Tchekhov. Mais cela ne me déplaît pas, au contraire. Débusquer les longueurs, les zones de fragilité dans une écriture, me donne souvent envie de travailler, envie de comprendre à quel endroit cela agit sur le corps des écrivains, retrouver le mouvement interne propre à une écriture.
Je me suis mis à lire ses très nombreuses œuvres : nouvelles, pièces de théâtre. Certaines sont traduites en français, j’ai pu en lire d’autres en anglais. Andréïev brasse de multiples formes et, de fait, cela a façonné mon désir. Le matériau de travail est devenu plus protéiforme, plus étrange que je ne l’avais imaginé.
Dans ses écrits, il est beaucoup question de mœurs : adultère, mensonges dans la cellule familiale... Ce n’est pas le théâtre que je fais habituellement, mais cela va justement me permettre de questionner les mécanismes extrêmement classiques de la théâtralité, qui vont de cette époque jusqu’au vaudeville et au boulevard.
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