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Le Mariage forcé

+ d'infos sur le texte de  Molière
mise en scène Louis Arene

: Rencontre avec Louis Arene et Lionel Lingelser

Entretien réalisé par Laurent Mulheisen

Laurent Muhleisen. Le trait de génie de cette « petite pièce », c’est d’imaginer une fin « inversée » : non seulement rien ne vient empêcher le mariage de Sganarelle et de la jeune promise, mais le grand perdant de l’histoire est, cette fois-ci, le vieux barbon, vaincu, humilié et « cocufié » avant même de signer son acte de mariage. De ce point de vue, Le Mariage forcé est une pièce relativement féministe.


Louis Arene. Cette inversion des rôles est un procédé comique très efficace en même temps qu’il révèle les dysfonctionnements et les inégalités de genre, omniprésentes à l’époque de Molière, et qui sont malheureusement toujours actuels. Très habilement, Molière fait de la jeune épouse soumise une figure prédatrice, relativement émancipée, et de l’homme, bourgeois, fier et orgueilleux, une proie, victime de sa propre vanité, dont la virilité va être broyée. De manière surprenante, le mariage, cellule patriarcale par excellence, devient pour Dorimène un outil de lutte et de réappropriation de sa liberté. Nous avons pris très sérieusement cette idée de l’inversion pour inventer une dramaturgie du renversement. Les femmes jouent des hommes, et inversement ; le décor originel est une place publique, nous l’avons transformé en un espace clos, suffocant ; les costumes sont retournés et laissent voir l’envers, les coutures. Ces multiples inversions stimulent l’attention du spectateur de manière inattendue, rendant la frontière entre une chose et son contraire très poreuse. Elles contribuent à tendre les thèmes de la pièce, à nous les faire parvenir par un prisme incongru, et donc à les appréhender avec un regard pur, délivré de la morale et des a priori. Elles agissent comme un révélateur de la cruauté, des mécanismes de domination inscrits en nous, de nos désirs de puissance, de notre quête d’amour.


L.M. Par la structure de la pièce, par son côté radical, on a l’impression que Molière fait de Sganarelle un rat de laboratoire, qu’il le soumet à une sorte d’expérience.


Lionel Lingelser. On a effectivement l’impression que les personnages sont envoyés sur le plateau par une main invisible pour mettre à l’épreuve la vanité de Sganarelle, sa lubricité et la haute idée qu’il se fait de lui-même. Au bout de l’expérience, on assiste littéralement à un lavage de cerveau, une entre- prise d’« essorage » du patriarcat. Molière est de ce point de vue très en avance sur son temps.


L.M. Et cette comédie reste d’une actualité stupéfiante.


L.A. La manière dont elle résonne aujourd'hui est d'autant plus frappante qu’on voit, à certains égards, que les choses n’ont pas beaucoup évolué. Ce que les hommes font aux femmes, dans une majeure partie du monde, reste terrifiant et barbare. Certes, dans nos sociétés européennes, on peut se féliciter des avancées des dernières décennies en termes de parité, mais l’égalité est loin d’être acquise. Dans nos sphères intimes et nos mécanismes individuels et collectifs, nous avons encore un rapport très genré aux autres. Mais les lignes commencent à bouger, et de plus en plus de jeunes gens ne considèrent plus le genre comme un critère de catégorisation approprié à leur expérience de la réalité. La notion de couple et le rapport à l’amour sont aussi joyeusement malmenés par les multiples nouvelles manières de s’aimer : polyamour, pansexualité, sapio-sexualité, etc. Au regard de ces questionnements contemporains, la figure très rétrograde de Sganarelle nous apparaît encore plus drôle. Il est enfermé dans les valeurs d’un vieux monde. Mais il nous touche. Le génie de Molière nous le rend finalement très proche. Sganarelle, c’est nos pères, nos chefs, notre propre part de vanité et nos atavismes inconscients.


L.M. En choisissant, justement, une distribution non genrée, en travaillant sur le travestissement grâce aux costumes et aux masques, vous alimentez cette réflexion sur la domination et les rapports amoureux.


L.A. La force de l'objet masqué est qu'il permet, en théorie, à n'importe quel acteur de jouer n'importe quel rôle. un homme peut donc jouer une femme, et vice versa, et cela vaut pour l’âge aussi : le masque permet de jouer un animal, un dieu, un objet, un concept... Il est également un outil dramaturgique qui nous permet de donner du sens. Ici, le choix de l’inversion des sexes fait résonner très fort les enjeux de domination sexuelle dont il est question dans la pièce. Quand une actrice masquée joue un « mâle alpha » face à un acteur masqué qui joue une jeune vierge, cela crée une zone de friction qui fait que la situation nous parvient avec une violence et une drôlerie toutes particulières...


L.M. Vous avez une conception très particulière du jeu masqué, éloignée du masque de la commedia dell’arte.


L.L. Il nous paraît nécessaire de questionner le masque à l’aune de notre époque, de le désacraliser et de le confronter aux préoccupations contemporaines. C’est l’objet théâtral par excellence. Il est ancestral et métaphysique. On l’a toujours utilisé pour raconter des histoires, pour communiquer avec les dieux, pour la transe, pour se déguiser. une fois posé sur le visage, il exige de l’acteur une vérité de tous les instants. Il révèle autant qu’il cache. Il appelle les monstres. En cela, c’est un magnifique outil cathartique.


L.A. Nos personnages semblent toujours effarés, remplis d’une angoisse métaphysique. C’est ici que le masque devient un formidable catalyseur. Il met en jeu « plastiquement », concrètement, cette angoisse, tout en la déjouant, puisque le masque met l’artifice au premier plan. Il se montre à nous comme un objet de mensonge, de fausseté, ou du moins d’ambiguïté. C’est un outil qui nous permet d’ouvrir les sens. D’affirmer une chose, puis son contraire et qu’au final les deux soient vraies. Là encore, il y a renversement. L’acteur masqué joue avec les oppositions. Son visage n’est pas visible, pas lisible par le public, il n’existe pas complètement, ce qui stimule énormément l’imagination des spectateurs et les implique davantage. Il y a toujours un mystère. Ce qui m’intéresse dans le masque ce n’est pas tant la nouvelle expression qu’il vient figer sur le visage de l’acteur, c’est ce qu’il enlève, ce que les gens ne voient pas, ce à quoi ils n’ont pas accès. La tête de l’acteur devient une surface de projection assez mystérieuse et fascinante. Les acteurs deviennent des spectres fragiles qui questionnent notre humanité. Ils ne sont plus tout à fait humains, hors du temps, ils se jouent de la mort et sont tour à tour des clowns, des enfants effrayants ou des fantômes grotesques.


L.M. Le décor, que vous cosignez avec Éric Ruf, figure un espace mental, presque beckettien...


L.A. Lionel et moi avions très envie de retrouver l’énergie de la farce et du tréteau que nous avions expérimentée au début de notre travail en compagnie. Toujours suivant cette dramaturgie du renversement, la place publique devient un espace fermé, presque carcéral. Par l’ajout de cloisons, le tréteau devient une boîte op pressive, radicale, dont Sganarelle est l’éternel prisonnier, comme il est le prisonnier de ses névroses. En déréalisant l’espace, les enjeux nous parviennent sans le filtre de la reconstitution histo- rique et de manière frontale. Ce dispositif permet de faire entrer en résonance le génie intemporel de Molière avec notre temps.


  • Entretien réalisé par Laurent Mulheisen
  • Conseiller littéraire de la Comédie-Française
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