: Entretien avec Claudia Stavisky
Entretien réalisé par Manuel Piolat Soleymat
La première création que vous avez présentée aux Célestins, après votre nomination à la direction de ce théâtre en 2001, a été La Locandiera. Aujourd’hui, vous revenez à l’écriture de Carlo Goldoni avec La Trilogie de la villégiature. Qu’est-ce qui vous a donné envie de célébrer ces retrouvailles avec le théâtre de l’auteur vénitien ?
Claudia Stavisky : Ces retrouvailles sont pour moi très émouvantes, car Carlo Goldoni est un auteur que j’aime beaucoup. J’aime d’abord bien sûr son écriture, mais j’aime aussi ce qu’il représentait à son époque en tant qu’artiste. Toute sa vie, Goldoni a lutté pour faire naître un théâtre nouveau, pour faire évoluer l’art dramatique qui existait en Italie à son époque, c’est-à-dire la commedia dell’arte, vers un théâtre de texte. J’ai vraiment une profonde tendresse pour cet auteur. Finalement, revenir à son écriture tant d’années après La Locandiera, avec l’une de ses pièces majeures, La Trilogie de la villégiature, l’une des dernières œuvres qu’il a écrites avant de quitter son pays pour venir finir sa vie à Paris, est vraiment une façon pour moi, non seulement de rendre hommage au génie de son théâtre, mais aussi à l’homme et à l’artiste qu’il était.
Pouvez-vous rappeler la façon dont Goldoni a participé, au XVIII ème siècle, à révolutionner la comédie italienne ?
C. S. : En se battant pour imposer un
théâtre de texte, Goldoni a rompu avec
une tradition de l’oralité, du masque, du
canevas, de l’improvisation... Il a ainsi
fait naître un théâtre dont la construction
dramaturgique reposait sur davantage de
réalisme. Cela, contre l’avis de nombreux
acteurs qui ne comprenaient pas pourquoi
ils devaient tout à coup se mettre à
apprendre des textes ! Goldoni a défendu
une vision du théâtre qui approfondissait
la représentation de la société, non plus
par le biais de caricatures, mais par le
biais d’une mise en jeu beaucoup plus
aiguë de la pensée. En conférant au
théâtre la capacité de toucher l’âme
et l’esprit des spectateurs, il lui a
permis de sortir de son rôle de simple
divertissement. Pourtant, il continuait à
écrire des comédies. Je crois que c’est ça
que j’aime profondément dans ses pièces.
Ce sont bien sûr des comédies, mais
des comédies qui ont une profondeur
d’humanité, qui refusent la caricature,
donc la généralisation, qui s’attachent à
étudier des personnalités sociales dans
toute leur complexité. Goldoni regarde le
monde tel qu’il est, de façon sérieuse,
afin d’en rire.
Parmi toutes les pièces de cet auteur, pourquoi avoir choisi de mettre en scène La Trilogie de la villégiature ?
C. S. : Je crois que monter cette pièce est un peu le rêve de tout metteur en scène, car il s’agit de l’une de ses pièces les plus abouties. C’est une œuvre extrêmement complexe. Pas dans son sujet, mais dans sa forme théâtrale. Les trois textes qui composent cette trilogie sont très différents. Ils convoquent des espaces divers et de nombreux personnages. La Trilogie de la villégiature est une œuvre- fleuve qui porte un regard profondément populaire sur le monde, un peu comme le fait La Vie de Galilée, de Bertolt Brecht, que j’ai mise en scène en 2019.
De quoi traite cette trilogie ?
C. S. : D’une certaine façon, on pourrait presque dire que La Trilogie de la villégiature est comme une série, avec trois saisons qui racontent un cheminement, un parcours, une aventure humaine pour chacun de ses personnages. Tout au long de ces trois pièces, se pose la question de savoir si ces femmes et ces hommes vont apprendre quelque chose de ce qui leur arrive. Goldoni met en jeu la tension entre l’être et le paraître, il éclaire l’impossibilité de s’épanouir lorsque l’on est coincé entre ses pulsions, ses nécessités profondes, et les injonctions sociales auxquelles on pense devoir se soumettre. Cela, à une époque où la classe marchande copiait les codes de l’aristocratie. La Trilogie de la villégiature raconte l’illusion d’une ascension sociale à travers l’apparat. Dans la première pièce, La Manie de la villégiature, tout part de la frénésie du départ en vacances de deux familles de la bourgeoisie de Livourne, familles en apparence extrêmement aisées qui se préparent à prendre leurs quartiers d’été, comme le faisaient alors les aristocrates. Au XVIII ème siècle, la notion de vacances n’avait pas vraiment de sens. Il y a donc beaucoup de dérision dans l’effervescence que Goldoni met en scène, dans la fièvre trépidante de ces préparatifs. À l’époque, les marchands allaient à la campagne de façon tout à fait ponctuelle, au moment des vendanges, ou de la préparation de l’huile... Une fois ces besognes achevées, ils retournaient à la ville, lieu souvent situé à seulement quelques dizaines de kilomètres de leurs champs.
À quoi est due la fièvre dont vous parlez ?
C. S. : En partie aux histoires d’amour et
de désamour qui se jouent entre quatre
jeunes gens, deux garçons et deux filles
appartenant à cette société en ébullition.
Leurs relations exacerbées, révélant
des passions d’une grande violence,
d’une grande vivacité, vont déterminer
les conditions du départ qui se prépare
depuis des mois. Dans la première
pièce, les choses se révèlent chaotiques.
Ils partent, puis ne partent plus, puis
partent de nouveau, puis ajournent une
fois encore leur départ... Il s’agit d’une
journée totalement folle. Et finalement,
le soir, enfin, ils arrivent toutes et tous à
prendre la route.
C’est là que s’ouvre la deuxième pièce, Les Aventures de la villégiature, qui se déroule à Montenero...
C. S. : C’est ça. Et on se rend compte
que cette bourgeoisie naissante copie les
codes et les habitudes de l’aristocratie,
mais est incapable d’en jouir. Les
fameuses vacances dont il est question
depuis le début de la trilogie se révèlent
d’une morosité incroyable. Les membres
des deux familles n’ont alors qu’une
chose en tête : ils se demandent quand
cette villégiature va finir, quand ils vont
pouvoir rentrer chez eux, à Livourne !
Un fossé gigantesque se dessine entre
la débauche de moyens mis en œuvre
pour partir et le plaisir qu’ils retirent de
ce séjour à la campagne. C’est alors
que l’on arrive à la troisième pièce, Le Retour de la villégiature, une œuvre
profondément noire où tout revient dans
l’ordre. Les deux familles ont tellement
dépensé d’argent que, pour se remettre
à flot, elles doivent retourner à une
vie disciplinée, normée, une vie qui
correspond à la classe à laquelle elles
appartiennent. Finalement, le rêve que
tous ces personnages viennent de vivre
n’aura été qu’une courte parenthèse dans
leur existence.
Il s’agit donc d’une sorte de retour à leur condition...
C. S. : Oui, un retour à ce qu’il y a de pire dans leur condition. Car finalement, le personnage principal de cette Trilogie, le point central de toutes ces aventures et déambulations, c’est l’argent. C’est l’argent qui façonne ces personnages, qui détermine leur sens de l’appartenance à une classe, à une société, à une famille, leur sens de la loyauté, de l’amour, leur rapport à eux-mêmes... Les trois pièces qui composent cet ensemble correspondent à des rythmes très différents. La Manie de la villégiature va allegro, c’est une course folle et excessive. La deuxième pièce, elle, va andante, comme un après-midi d’été où la chaleur est assommante. Les choses semblent se dérouler au ralenti. Et lors du Retour de la villégiature, le rythme ralentit encore. C’est un retour à la réalité, à la vie de tous les jours. Les illusions tombent. On passe de la comédie au drame.
Comme tous vos projets, La Trilogie de la villégiature donne à voir des lignes de réflexion entre politique et intime, entre conditionnements sociaux et exigences individuelles...
C. S. : Exactement. Tout cela met en jeu des questions captivantes. Qu’est-ce
que l’amour ? Qu’est-ce que la loyauté ?
Qu’est-ce que la dignité ? L’amour est-il
absolument nécessaire au mariage ? Les
apparences sociales et le qu’en-dira-t-on
sont-ils plus importants que la réalisation
personnelle ? Goldoni nous montre
comment les uns et les autres se plient,
croyant défendre une vision de l’honneur,
aux exigences de l’argent. On se rend
d’ailleurs compte que l’impossibilité de
jouir dont j’ai parlé touche également le
domaine de l’amour. Ces personnages
sont incapables de vivre leur amour. Car
ils ont peur. Ils ont peur de perdre le
contrôle, de se laisser envahir et porter
par leurs sentiments. Ils ont peur de
leurs envies intimes. Tout cela rend ces
hommes et ces femmes machiavéliques et
paranoïaques, mais aussi drôles à mourir
et d’une grande modernité ! Il n’y en a
pas un pour sauver l’autre.%%
Les metteurs en scène qui se
sont emparés par le passé de ces
trois pièces — de Giorgio Strehler
à Toni Servillo, en passant par Alain
Françon — ont dessiné deux grandes
visions de l’œuvre de Goldoni. L’une
tchekhovienne, en clairs obscurs,
centrée sur les conditionnements
sociaux et les impasses de l’intime.
L’autre plus purement comique et enjouée. Comment vous situez-vous par rapport à ces deux visions ?
C. S. : Je n’ai pas eu envie de choisir.
Pour moi, ces deux visions font partie
d’un même tout. Dans une sorte de folie
audacieuse, j’ai voulu mêler ces deux
dimensions, c’est-à-dire représenter à
la fois ce que ces trois pièces ont de
profondément tchekhovien et incarner
leur puissance comique, leur vivacité,
leur éclat, leur gaieté... La Trilogie de la
villégiature est une comédie populaire,
dans le plus beau sens du terme. Il ne faut
pas avoir peur de la drôlerie et de la joie
qui s’en dégagent.
Dans quelle époque votre mise en scène se situe-t-elle ?
C. S. : Contrairement à La Locandiera,
je n’ai pas eu envie de traiter La Trilogie
de la villégiature en costumes d’époque.
L’univers de ce nouveau spectacle plonge
les personnages de Goldoni dans l’Italie
de la fin des années 1950. C’est un
univers que l’on connaît bien, qui parle
immédiatement à notre imaginaire. On est
dans les Trente Glorieuses. La Seconde
Guerre mondiale n’est plus qu’un affreux
souvenir. L’avenir s’annonce radieux.
Le monde commence à changer. On
devine déjà que les mœurs vont bientôt
se libérer. La morale est encore très
présente, mais on sent que, peu à peu, les
conditions de la modernité apparaissent.
J’ai eu envie de créer un spectacle
coloré, vif, un spectacle solaire, comme
l’était le cinéma italien de ces années-là.
Les années 1950 sont des années de
contrastes, de mouvements, de couleurs,
de légèreté... J’ai souhaité que toutes ces
énergies soient présentes dans ma mise
en scène.
Pour quelles raisons avez-vous souhaité instaurer cette distance par rapport à l’époque d’écriture de ces trois pièces ?
C. S. : Afin de rapprocher, autant que faire se peut, le monde et les personnages de Goldoni de notre temps. Je crois qu’il serait très difficile de transporter La Trilogie de la villégiature jusqu’à notre XXI ème siècle, avec des ordinateurs et des téléphones portables. Cela créerait de trop grandes distorsions dans le texte, de trop nombreuses situations ne pourraient tout simplement pas avoir lieu dans la société hyperconnectée dans laquelle nous vivons. Il me semble, au contraire, que les années 1950 représentent un bon compromis entre notre époque et le XVIIIème siècle de Goldoni. Car il s’agit d’un hier qui est encore très proche de nous, un hier qui correspond à un moment de grande créativité, notamment dans la mode, ce qui est très inspirant d’un point de vue esthétique.
Ce sont aussi les années durant lesquelles, dans les sociétés européennes, la classe moyenne a commencé à émerger...
C. S. : Oui, et cette classe moyenne
ne rêvait que d’une chose : paraître
bourgeoise, copier le mode de vie de la
bourgeoisie, de la même façon que les
bourgeois, au XVIIIème siècle, copiaient le
mode de vie des aristocrates.
À l’instar de La Vie de Galilée en
2019 ou de Tableau d’une exécution
en 2016, La Trilogie de la villégiature
est pour vous une nouvelle occasion
de créer un grand spectacle de troupe.
Quel sens donnez-vous à votre envie de mettre en scène de grandes fresques populaires ?
C. S. : Je crois que pour moi — et j’aurais
envie de dire de plus en plus — le théâtre
doit être, comme le disait Giorgio Strehler,
« une fête des sens et de l’esprit ».
Je me sens très proche du rapport au
théâtre qu’il revendiquait, à mi-chemin
entre Brecht et Stanislavski. C’est-à-dire
un rapport au théâtre qui établit un
équilibre entre, d’un côté, le regard sur
la troupe d’un metteur en scène qui
revendique une incarnation forte de la
part des comédiennes et comédiens et,
de l’autre côté, son regard de lecteur qui
cherche à éclairer, avec le plus d’acuité et
d’exigence possible, ce que les textes ont
à nous dire du monde...
Qu’est-ce qui a orienté vos choix de distribution pour ce nouveau spectacle ?
C. S. : J’ai voulu réunir des actrices et
des acteurs particuliers, des personnalités
singulières capables de produire sur le
plateau l’incarnation forte, essentielle,
primordiale dont je viens de parler. À
travers la troupe qu’ils composent, tous
ensemble donnent forme sur scène à
un kaléidoscope humain surprenant.
Quand on lit La Trilogie de la villégiature
en italien, on s’aperçoit que la langue
de Goldoni est très rythmée, très
musicale. C’est comme une cavalcade,
une chevauchée extraordinaire. Je suis
partie de la version française de Myriam
Tanant que j’ai réadaptée en effectuant
de nombreuses coupes. Comme toutes
les grandes écritures, il suffit de se laisser
traverser par les mots de Goldoni pour
donner naissance aux tourbillons intimes,
sociaux, familiaux, amoureux qui font de
La Trilogie de la villégiature une grande
plongée dans les mouvements de la vie.
- Entretien réalisé par Manuel Piolat Soleymat, avril 2022, pour Les Célestins,Lyon
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