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Ils nous ont oubliés

mise en scène Séverine Chavrier

: Entretien avec Séverine Chavrier

Qu’est-ce qui vous a poussée à revenir à Thomas Bernhard ?


Séverine Chavrier : Je ne pensais pas revenir à cet auteur car j’avais l’impression d’avoir dit beaucoup avec Nous sommes repus mais pas repentis. Mais je trouvais que sa prose était plus riche et plus cataclysmique. Alors j’ai replongé dans l’un de ses premiers écrits, La Plâtrière. À cette époque, Thomas Bernhard est encore chroniqueur judiciaire. Il vient d’écrire Gel, Amras, il est hanté par la question du suicide et de la folie. Le soliloque se met en place, la risible impossibilité d’élection d’un lieu de travail et de concentration entre la ville et la campagne est à son comble, l’Autriche et ses beaux paysages « qui irritent le cerveau » est déjà haïe mais pas encore montrée du doigt pour son impossible dénazification. Le fait divers dans sa plus grande absurdité tient encore une grande place et le froid saisit les corps et les esprits dans un monde âpre (loin encore de la critique mondaine Des arbres à abattre) où l’espoir d’une misanthropie vivable est vite déchu. La Plâtrière met en jeu un couple qui s’isole et vit reclus dans un lieu inhospitalier. C’est un long flash-back, une enquête sur un meurtre et une sorte de reconstitution de l’enfer conjugal des derniers mois.


Ce spectacle, c’est déjà un suspens ?


S. C. : Il faudrait que tout du long on puisse se demander : mais qui a réellement pu faire le coup ? Ça reste une enquête à la manière de Kurosawa dans Rashomon. Il y aurait plusieurs versions possibles jusqu’au coup de feu final. Qui a vraiment tiré ? On dit que c’est Konrad mais ça aurait tout aussi bien pu être l’infirmière en changeant un dosage ou la femme elle-même, en nettoyant sa carabine. Dans le livre, Bernhard s’amuse à faire diverger les propos rapportés par les principaux visiteurs sur quelques détails. Notre travail a tenté en tout cas de parsemer ces derniers mois de vie de visions prémonitoires, de menaces tacites et inconscientes, de flirts désirés et redoutés avec la mort.
Et dans cette reconstitution du meurtre, il y a également la question très théâtrale du vrai et du faux. La scénographie, l’image vidéo et le traitement sonore en jouent beaucoup. Il y a de vrais-faux arbres. Il y a les faux oiseaux, les appeaux de chasse et les vrais oiseaux.
Est-ce une vraie infirmière ? De vrais visiteurs ? Des mannequins ou des êtres de chair ? Y a-t-il plusieurs acteurs ou seulement trois protagonistes ? Entend-on des pas dans la neige ou les voix sur l’autre rive comme Konrad et ses hallucinations sonores ?


Mais au coeur de cette plâtrière, il y a surtout un couple, Konrad et sa femme.


S. C. : Au-delà de ces faits, le vrai sujet je crois est la détresse de ces deux êtres qui finalement se tiennent par la haine. À la fin, Konrad délaisse véritablement sa femme, il ne la soigne plus. Lui-même n’a plus vraiment l’espoir d’écrire. Une déchéance par l’usure. Ils se tiennent comme cela. Bernhard a beaucoup utilisé l’infirmité dans son théâtre notamment. Est-ce que sa femme est vraiment infirme ? Ou utilise-t-elle cela pour gagner une bataille dans cette guerre sans issue ? C’est une façon de prendre en otage son mari. Un chantage permanent se met ainsi en place des deux côtés. Le sacrifice de venir vivre à la plâtrière de Mme Konrad pour favoriser la possibilité d’écrire de son mari serait le tribut d’un précédent sacrifice : celui fait par M. Konrad pendant les vingt années précédentes de voyager compulsivement à travers le monde pour contrecarrer la course folle de la maladie. C’est une aristocratie déchue. Ils sont arrivés avec deux péniches de meubles. Ils n’ont voulu garder autour d’eux que les objets sans valeur et ont réparti le reste dans tout le bâtiment. Konrad a tout vendu dans le dos de sa femme qui croit encore qu’elle vit dans une forme de prestige. Mais il ne reste plus rien à la fin, que des babioles vite ensevelies par la neige. C’est beau de voir ce qu’il reste d’une vie.
Dans leur isolement, ils se paupérisent. J’aime cette situation de survie que Bernhard impose.
C’était déjà le cas dans Nous sommes repus, où les soeurs avaient renvoyé les domestiques pour préparer le repas. On avait beaucoup travaillé sur le fait qu’elles n’y arrivaient pas du tout.
Là non plus, ils n’arrivent pas à survivre. Alors ils se font livrer et on voit des Deliveroo monter jusqu’à la plâtrière.
Parfois ils attendent le repas jusqu’à tard dans l’après-midi et restent ainsi des heures « prostrés dans l’obscurité, sans manger, à bout de forces ». Ça raconte tout un monde de classe mais aussi une désolation terrible dans un monde qui n’a plus de visages. Il y a des visiteurs masqués, nombreux, silencieux ou bruyants, obséquieux ou sans gêne, interchangeables, qui entrent, qui attendent, qui viennent « frapper à la porte » et déranger Konrad dans son travail de recherche et ses tentatives d’écriture. Pourtant le plus souvent il a besoin d’un interlocuteur et finit par s’épancher sur le premier venu, qu’il prend en otage dans un soliloque virtuose et désespéré.


Parmi les visiteurs, il y a aussi l’infirmière, un personnage inventé par rapport au roman.


S. C. : Ce personnage me permettait peut-être de faire exister mieux la relation de violence dans le couple. Il porte aussi tous les visages des multiples visiteurs. Il n’est pas vraiment question de désir mais d’achoppement. Bernhard a peu parlé de la jeunesse. Alors j’ai puisé chez Elfriede Jelinek pour ce personnage qui pense maîtriser ce couple. Elle vole un peu la femme, lui prend quelques objets sans valeur. Il y avait aussi l’idée d’être dépossédé de quelque chose, dans la maladie et dans l’immensité de la plâtrière. Dans les premières lignes du roman, Konrad achète un piano pour calmer ses nerfs et des armes à feu. Il se cloître, s’enferme, dans cette peur de l’autre, de l’étranger, ces thèmes que Jelinek a ensuite largement repris. Car cette plâtrière est curieusement habitée. Il y a ces sous-sols où des gens pourraient se cacher, ces couloirs où d’autres sont piégés. Dans le processus de travail, j’ai fait venir des gens dans cette plâtrière : un des comédiens d’Aria da Capo, un enfant de 12 ans et ma fille de 3 ans.
Les oiseaux sont aussi des visiteurs sur le plateau. Une corneille et des pigeons. Ils travaillent fort la question de la solitude, de l’abandon, le lien entre la nature et l’habitat.
Au regard de la pensée très masculine de Bernhard, une pensée du XXe siècle, on a aimé convoquer des pensées plus contemporaines, clairement féministes, celles de Vinciane Despret avec son Habiter en oiseau ou de Donna Haraway sur les espèces compagnes, à partir aussi de la référence à Kropotkine que Bernhard fait dans le livre (Konrad aime lire Kropotkine à sa femme tandis qu’elle aime lire Novalis).
Pour ajouter de l’enquête à l’enquête...


Et Konrad est venu s’installer pour écrire un traité sur l’ouïe, un grand texte.


S. C. : Bernhard parle de la stérilité liée à la quête d’un absolu finalement inhibant. Où, comment et quand travailler ? Et donner forme à son travail intellectuel ? Mais avec le ton d’une énorme farce. Celle de l’impossibilité à coucher sur le papier une idée qu’on aurait dans la tête. Parce qu’on n’est pas au bon endroit au bon moment. Parce qu’on a été dérangé. Konrad, on l’a dit, a de nombreux visiteurs qui viennent le déranger. Sa femme, infirme, le dérange aussi.
Finalement, dans la bagarre que j’ai avec Bernhard sur sa misogynie latente, c’est assez drôle parce qu’il y a une inversion des rôles. L’homme est aux prises avec son oeuvre à écrire et la gestion de la vie matérielle. C’est lui qui est aussi avalé par le domestique.
Konrad est un homme au foyer qui doit écrire. Dans le roman, Bernhard ne dit presque rien sur le traité alors c’est la scénographie qui devait prendre cela en charge. On a travaillé le plateau comme un espace extrêmement sonore. Le son d’une chips ou d’un ronflement, d’une porte qui claque, comme dans un boulevard, des murs qui sonnent. Sur le plateau, tout sonne. Il y a un musicien improvisateur, Florian Satche, sur scène qui fait aussi tout sonner. Ce spectacle, c’est un poème musical. Je voulais trouver cette chose anxiogène qui n’est pas que de l’étrangeté mais bien de la tension, du désespoir et surtout beaucoup de mélancolie.


Et pourquoi ce titre, Ils nous ont oubliés ?


S. C. : Cette plâtrière, c’est comme une petite scène enfermée dans une forêt, un peu inaccessible. C’est un lieu isolé et assez immense. Il y avait la gageure de jouer cette immensité sur une toute petite scène, avec ses différentes pièces et ses sous-sols. On a obtenu cela grâce à la vidéo et aux caméras de surveillance dans des tout petits espaces. Un lieu inaccessible à cause de la neige également. À la fin du roman, il dit que le chasse-neige ne vient même plus. Il neige souvent dans le spectacle et finalement, cette petite scène est devenue un monde sous cloche, une véritable boule à neige. Le dispositif scénographique raconte le court circuit par l’isolement. Au regard de son autobiographie (notamment Le Froid), de ses combats douloureux avec la maladie pulmonaire, j’imaginais que dans cette forêt il puisse y avoir, avec ces personnages masqués, des malades d’un sanatorium errant à proximité ; c’était aussi une sorte de rêverie vers La Montagne magique de Thomas Mann.
Je ne sais pas ce qu’il restera de ce contrepoint mais en improvisant dans cet espace mental, les acteurs ont commencé à crier : « Ils nous ont oubliés, ils ne nous donnent plus nos médicaments, nos collations, on veut des drogues dures... »

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