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La Dame aux camélias

mise en scène Arthur Nauzyciel

: Entretien avec Arthur Nauzyciel

Propos recueillis par Raymond Paulet

Comment est né le projet de La Dame aux camélias ?


J’ai pensé à La Dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils alors que je préparais la mise en scène de Splendid’s de Genet.
J’aime les textes de Genet, Ginsberg ou Fassbinder parce que ce sont des auteurs qui ont posé de manière frontale la question de l’intime, de la sexualité dans leur rapport à la société. Ils ont été très subversifs en leur temps, et ils le restent. Ces grands poètes du XXe siècle ont inventé une écriture et refondé la poésie. Ils ont toujours été à la marge et ont donné une voix aux marginaux. Ils ont donné une parole à ceux à qui la société ne voulait pas en donner. C’est ça qui m’intéresse.


J’ai fait le lien entre La Dame aux camélias et Splendid’s peut-être parce que Genet, qui s'est lui-même parfois prostitué, aborde dans son œuvre la question de la marchandisation du corps, de ce que cache l’échange qu’est l’acte sexuel, tarifé ou non. J’ai travaillé autour des questions de la prostitution des années 1930-40 et je suis remonté à La Dame aux camélias qui est de 1848.


La préface d'Alexandre Dumas fils aborde une question qui résonnait fortement chez Genet : comment la société bourgeoise a fabriqué la prostitution à son propre usage ?Et qui renvoyait à la question politique : comment la société fabrique le crime ? Est à l’œuvre l’idée que la bourgeoisie a conçu pour ses propres divertissements cette machine infernale, la marchandisation du corps, sa structuration, son institutionnalisation, et en même temps sa moralisation. Les cadres économiques, sociaux, politiques qui se mettent en place à cette époque sont toujours opérants aujourd'hui.


Par ailleurs, en lisant attentivement, le langage romantique, sophistiqué, littéraire, apparaît comme le vecteur d'un dialogue plus trivial : on ne parle que d'argent. Tout est échanges, deals, calculs, et l'argent détermine ou domine tous les rapports, qu'ils soient sociaux ou amoureux.


Une dimension très intime croise donc une dimension évidemment politique ?


Dès la préface de La Dame aux camélias, il est question de l’oppression faite aux femmes, parfois avec un certain paternalisme, et de l’impossibilité pour elles d’accéder à une certaine forme d’indépendance, la prostitution étant pour certaines un moyen de survie.


Et, d’une certaine façon, les systèmes de contrôle et la bourgeoisie complaisante organisent cela. L’histoire même du bordel est particulièrement intéressante. En lien avec les débuts de l’hygiénisme et les thèses, notamment, d’un Parent-Duchâtelet, médecin qui s’est appuyé sur la statistique pour enquêter sur la prostitution à Paris et en dresser un panorama très complet. L’origine et la condition des filles, le fonctionnement des maisons, les hiérarchisations... tout cela est extrêmement organisé et précis. C’est une organisation sociale et politique. C'est aussi l’invention de l’hétérosexualité, car ce qui va forger l’identité et la puissance masculine, c'est l’apparition d'une sexualité de plaisir, valorisée. La relation avec la prostituée a un rôle initiatique dans le développement de la masculinité. Un homme qui a une sexualité saine va au bordel. C’est l’avènement du patriarcat et des rapports de soumission et de dépendance entre les hommes et les femmes qui vont de pair avec la mutation des modèles socio-économiques et de l’industrialisation.


C'est aussi une organisation marquée par les impératifs de salubrité et d’ordre public...


La syphilis est la grande terreur de l'époque. Aussi, l’hôpital est une pièce maîtresse de cette organisation, car les filles doivent se faire examiner régulièrement, ainsi que la police, où elles doivent se déclarer. C’est un monde dans lequel, jusqu’aux années 1870-80, le lien entre le politique, la police, la santé publique et le bordel est très fort. Cela s’ancre vraiment au milieu du XIXe dans cette institutionnalisation de la prostitution.


Quelle Dame aux camélias vous inspire ? Celle du roman publié en 1848, ou celle de la pièce, jouée pour la première fois, après démêlés avec la censure, en 1852 ?


La Dame aux camélias est marquée par une tonalité victimaire dont on voudrait s’émanciper, celle de la prostituée au grand cœur, qui se rachète mais qui est condamnée à la fin. On peut la raconter sans pathos, avec âpreté même, comme dans le roman, pour retrouver cette question des rapports entre les hommes et les femmes, des rapports d’oppression et de soumission, dans une lecture peut-être plus subversive.


C'est l’engagement politique d'Alexandre Dumas fils pour une plus grande indépendance des femmes mais aussi son amour pour la courtisane Marie Duplessis qui a inspiré La Dame aux camélias. Ce n’est pas juste un spectacle sur la prostitution, qui permet à Dumas de parler du monde, du carcan social ou des préjugés, c'est surtout un spectacle sur l’amour. L’amour absolu, inconditionnel, à l’épreuve du réel. Comment vivre l’amour dans le réel. Quelle est la place du fantasme et du romanesque dans nos vies.


Je vais croiser le roman et la pièce, parce qu'ils comportent des différences vraiment intéressantes. À travers le personnage d’Armand Duval, Alexandre Dumas raconte son histoire de manière quasi autobiographique. Quelques années plus tard, à travers la pièce, il révise l’histoire et se projette lui-même dans la rencontre avec cette femme, qu'il retrouve à travers la fiction. Le roman commence par la vente aux enchères des biens de Marguerite, la dispersion de ses biens, et s’achève par sa mort, où délaissée, Marguerite espère et attend vainement son retour. Or, dans la pièce, ils se retrouvent juste avant sa mort et elle meurt dans ses bras. Quelque chose est réparé. Il l’inscrit dans l’éternité en faisant d'elle une icône, une légende, un peu comme un peintre fait réapparaître la femme qu'il a aimé et qui n’est plus. La fiction, l’art, réunit les morts et les vivants. L’art permet ce lien mystérieux entre les morts et les vivants, entre le réel et l’illusion, et la beauté du théâtre est contenue dans ce miracle. C'est celui qui était déjà au centre de certaines de mes créations comme Le Malade imaginaire ou Le Silence de Molière, Ordet, ou La Mouette.


Quelle est, dans vos créations, la spécificité du lien entre théâtre et cinéma ? De quel dispositif de représentation s’agit-il ?


La plupart du temps, un précédent spectacle contient les ferments du suivant, y compris dans ses dimensions formelles et esthétiques. D’un spectacle à l’autre, je fais évoluer la forme. La Dame aux camélias pourrait être vue comme l’enfant hybride de Splendid’s et de L'Empire des lumières. L’un étant purement du théâtre, l’autre tissant le roman et le documentaire à partir de témoignages.


La Dame aux camélias sera nourrie à la fois du roman et du théâtre, avec un troisième niveau, le cinéma, dans la continuité du travail que j'avais entrepris avec L'Empire des lumières.


Le cinéma, dans la projection d’images préalablement filmées ?


Comme dans L'Empire des lumières, il s’agit de projection d’images tournées en amont. C’est du cinéma, pas du streaming ou du mapping vidéo. Ces dernières années j’ai souvent utilisé l’image, soit comme prologue comme dans La Mouette, avec la projection du film des frères Lumière, dans Splendid’s, avec la projection du film de Jean Genet Un chant d’amour, ou bien comme dans Jan Karski avec une vidéo confiée à l’artiste Miroslaw Balka, et qui constituait une partie autonome du spectacle. Là, comme dans L'Empire des lumières, le film accompagnera la représentation théâtrale sur toute sa durée. Au lieu de se succéder, le film et le théâtre dialoguent constamment. Je pense profondément que rien ne manque au théâtre, qui peut tout raconter. Le cinéma n’est pas là pour venir combler un manque. Qu’est-ce que l’image peut singulièrement apporter à la représentation ?


Dans L'Empire des lumières, l’idée était de montrer les personnages dans leur rapport à l’urbain. La parole sur le plateau est liée au témoignage, à la mémoire tandis que l’image est liée à la ville, à la ville comme protagoniste. Le statut des acteurs présents sur le plateau est plus flou, personnages ou fantômes, alors que paradoxalement, ils ont l’air plus réels à l’écran, dans l’illusion qu’est le cinéma. Le théâtre devient le lieu de l’évocation, de l’invisible, alors que le film donnerait à voir le monde visible. Je travaille sur ce paradoxe, les absences et les présences des personnages, et des niveaux de réalité. Sur La Dame aux camélias, j’ai envie de poursuivre ce travail passionnant, entrepris avec le réalisateur Pierre-Alain Giraud.


Propos recueillis par Raymond Paulet, juin 2018

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