: Note d’intention
Par Daniel Jeanneteau
Dans cette ultime pièce-somme accomplissant le projet philosophique et littéraire qui traverse toute son œuvre, Tchekhov déploie son écriture comme un tissage léger et chatoyant d’échanges apparemment dépourvus d’importance, mais donnant le rythme et les indices d’un moment décisif du monde. Tchekhov y fait sans le savoir le portrait d’un monde sur le point de disparaître.
La Cerisaie est la dernière pièce de Tchekhov qui l’écrit, littéralement, en mourant. Il y réunit des existences comme autant de vides, reliés par des échanges d’une intensité apparemment inappropriée : tropismes de désir, de rejet, de parenté, d’ascendances diverses, d’ennui...
Seule Lioubov apparaît comme pleine,
abondante en amour, aventureuse, mais allant droit
à sa perte. Elle se consume en intensité, elle a, d’une
certaine façon, le courage de vivre (les autres se
préservent, passent le temps, gèrent une vie matérielle
qui prend toute la place mais semble n’avoir pas de
sens même à leurs propres yeux.) Elle seule éprouve
pleinement le deuil permanent que représente le cours
de sa vie, et la nécessité de tourner les pages, de se
détourner de ce qui est fini, de vivre l’instant dans
l’aventure inconnue. Exempte de toute forme de
jugement catégoriel ou moral, elle considère les personnes qui l’entourent comme des égaux, quelque
soit leur rang ou leur fonction : il y a en elle une
franchise désarmante en même temps qu’une
forme lumineuse d’inconséquence. Géniale et sotte,
elle éblouit tous ceux qui l’entourent par sa radieuse incompétence dans la conduite de la vie.
Un luxe d’imprévoyance, une confiance absurde et
magnifique dans l’improbable... une sorte d’héroïne
nietzschéenne à son insu.
Lopakhine pourrait être son équivalent, bien que
diamétralement opposé. Il y a une symétrie entre
les deux pôles qu’ils incarnent, et la pièce s’organise
autour de cette symétrie. La même innocence chez
celui qui fait des affaires et qui, rachetant le domaine,
le détruit. Il le fait à son corps défendant, comme
mû part un mouvement immense qui le dépasse et
l’exalte en même temps. Il est triste de sa victoire qui
l’aliène, l’exclut du monde qu’il désire rejoindre. Il ne
se comprend pas lui-même, passe à côté de sa vie,
de ses désirs, de l’amour, pour se consacrer à cette
puissance qui lui est échue : il est bon en affaire,
il réussit, il est riche d’une richesse dont il ne sait
que faire, sinon la faire fructifier. Vain lui aussi, mais
efficace. Il le sait, reconnaît en Lioubov l’envers de
sa réussite, et n’attribue à ses succès rien de ce
qui en ferait une réussite. C’est un être « pur »,
sincère, ligoté à un ensemble d’atavismes qui le limitent
paradoxalement sans l’empêcher. La joie de posséder le domaine où ses ancêtres ont été des esclaves
s’apparente à un spasme, une convulsion où la
jubilation le dispute à l’angoisse. La révolution future
s’opère déjà en lui, dans l’énormité d’un renversement
que lui-même n'approuve pas complètement.
Entre ces deux pôles opposés et jumeaux, la figure de
l’étudiant Trofimov incarne la direction mutante, l’autre
voie, idéaliste et rationnelle, dans laquelle on a pu
déceler le futur bolchevique, mais aussi et bien au-delà,
l’humanité contemporaine coupée de toute origine et
ne sachant plus que faire de sa liberté.
Il y a là, depuis ce point précis du XIXe siècle,
une sorte de court-circuit, de raccourci qui nous
renvoie à notre présent troublé, à nos interrogations, à
l’angoisse diffuse qui nous travaille de part et d’autre
de la planète.
L’ironie omniprésente dans toute l'œuvre de Tchekhov
est aussi la trace de sa souffrance, de la douloureuse
intelligence avec laquelle il considérait ses contemporains, et de sa volonté d’agir. « Il faut travailler » ne
cesse-t-il de répéter de pièce en pièce, et dans sa
correspondance. Et chacune de ses œuvres, romanesque ou théâtrale, représente une tentative d’aider le
monde malade dans lequel il souffre avec ses contemporains. La « bonne volonté » empathique et acerbe
avec laquelle il travaille à comprendre les mécanismes
qui limitent les vies humaines doit servir à émanciper,
à éveiller les consciences, et partout dans son œuvre,
même dans la plus désespérée de ses nouvelles, il
éprouve le besoin de mettre en scène une lueur d’intelligence, une trace d’éveil, un mouvement du cœur...
C’est ce point de contact avec la profondeur,
l’humour et la détresse de Tchekhov que nous
voulons explorer : La Cerisaie comme un dispositif de regard sur notre présent commun, comme le
révélateur de ce que nous vivons maintenant. Quel
présent crépusculaire vivons-nous ? Au seuil de quelles
mutations immenses nous tenons-nous ? De quelle
lucidité nouvelle pouvons-nous nous doter, en
empruntant le regard de Tchekhov pour l’appliquer sur
notre temps ?
- Daniel Jeanneteau, février 2021
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