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La Cerisaie / 桜の園

Création à partir des textes La Cerisaie de Anton Tchekhov, 桜の園 (La Cerisaie) de Anton Tchekhov,

: Note d’intention

Par Daniel Jeanneteau

Dans cette ultime pièce-somme accomplissant le projet philosophique et littéraire qui traverse toute son œuvre, Tchekhov déploie son écriture comme un tissage léger et chatoyant d’échanges apparemment dépourvus d’importance, mais donnant le rythme et les indices d’un moment décisif du monde. Tchekhov y fait sans le savoir le portrait d’un monde sur le point de disparaître.

La Cerisaie est la dernière pièce de Tchekhov qui l’écrit, littéralement, en mourant. Il y réunit des existences comme autant de vides, reliés par des échanges d’une intensité apparemment inappropriée : tropismes de désir, de rejet, de parenté, d’ascendances diverses, d’ennui...


Seule Lioubov apparaît comme pleine, abondante en amour, aventureuse, mais allant droit à sa perte. Elle se consume en intensité, elle a, d’une certaine façon, le courage de vivre (les autres se préservent, passent le temps, gèrent une vie matérielle qui prend toute la place mais semble n’avoir pas de sens même à leurs propres yeux.) Elle seule éprouve pleinement le deuil permanent que représente le cours de sa vie, et la nécessité de tourner les pages, de se détourner de ce qui est fini, de vivre l’instant dans l’aventure inconnue. Exempte de toute forme de jugement catégoriel ou moral, elle considère les personnes qui l’entourent comme des égaux, quelque soit leur rang ou leur fonction : il y a en elle une franchise désarmante en même temps qu’une forme lumineuse d’inconséquence. Géniale et sotte, elle éblouit tous ceux qui l’entourent par sa radieuse incompétence dans la conduite de la vie.
Un luxe d’imprévoyance, une confiance absurde et magnifique dans l’improbable... une sorte d’héroïne nietzschéenne à son insu.
Lopakhine pourrait être son équivalent, bien que diamétralement opposé. Il y a une symétrie entre les deux pôles qu’ils incarnent, et la pièce s’organise autour de cette symétrie. La même innocence chez celui qui fait des affaires et qui, rachetant le domaine, le détruit. Il le fait à son corps défendant, comme mû part un mouvement immense qui le dépasse et l’exalte en même temps. Il est triste de sa victoire qui l’aliène, l’exclut du monde qu’il désire rejoindre. Il ne se comprend pas lui-même, passe à côté de sa vie, de ses désirs, de l’amour, pour se consacrer à cette puissance qui lui est échue : il est bon en affaire, il réussit, il est riche d’une richesse dont il ne sait que faire, sinon la faire fructifier. Vain lui aussi, mais efficace. Il le sait, reconnaît en Lioubov l’envers de sa réussite, et n’attribue à ses succès rien de ce qui en ferait une réussite. C’est un être « pur », sincère, ligoté à un ensemble d’atavismes qui le limitent paradoxalement sans l’empêcher. La joie de posséder le domaine où ses ancêtres ont été des esclaves s’apparente à un spasme, une convulsion où la jubilation le dispute à l’angoisse. La révolution future s’opère déjà en lui, dans l’énormité d’un renversement que lui-même n'approuve pas complètement.


Entre ces deux pôles opposés et jumeaux, la figure de l’étudiant Trofimov incarne la direction mutante, l’autre voie, idéaliste et rationnelle, dans laquelle on a pu déceler le futur bolchevique, mais aussi et bien au-delà, l’humanité contemporaine coupée de toute origine et ne sachant plus que faire de sa liberté.
Il y a là, depuis ce point précis du XIXe siècle, une sorte de court-circuit, de raccourci qui nous renvoie à notre présent troublé, à nos interrogations, à l’angoisse diffuse qui nous travaille de part et d’autre de la planète.


L’ironie omniprésente dans toute l'œuvre de Tchekhov est aussi la trace de sa souffrance, de la douloureuse intelligence avec laquelle il considérait ses contemporains, et de sa volonté d’agir. « Il faut travailler » ne cesse-t-il de répéter de pièce en pièce, et dans sa correspondance. Et chacune de ses œuvres, romanesque ou théâtrale, représente une tentative d’aider le monde malade dans lequel il souffre avec ses contemporains. La « bonne volonté » empathique et acerbe avec laquelle il travaille à comprendre les mécanismes qui limitent les vies humaines doit servir à émanciper, à éveiller les consciences, et partout dans son œuvre, même dans la plus désespérée de ses nouvelles, il éprouve le besoin de mettre en scène une lueur d’intelligence, une trace d’éveil, un mouvement du cœur...
C’est ce point de contact avec la profondeur, l’humour et la détresse de Tchekhov que nous voulons explorer : La Cerisaie comme un dispositif de regard sur notre présent commun, comme le révélateur de ce que nous vivons maintenant. Quel présent crépusculaire vivons-nous ? Au seuil de quelles mutations immenses nous tenons-nous ? De quelle lucidité nouvelle pouvons-nous nous doter, en empruntant le regard de Tchekhov pour l’appliquer sur notre temps ?


  • Daniel Jeanneteau, février 2021
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