: Questions à Emmanuel Daumas
Pour votre troisième mise en scène à la Comédie-Française, qu’est-ce qui vous a amené à cette pièce si peu connue de Marivaux ?
J’avais envie de profiter de la connivence au sein de la Troupe pour comprendre comment jouer Marivaux. Ce théâtre pour les acteurs. Ces répliques truffées de réflexions métaphysiques écrites pour des comédiens italiens formés à la commedia dell’arte. Ces comédies où les personnages n’arrêtent pas de pleurer. Ces conversations où personne ne dit ce qu’il pense, ne pense ce qu’il sent, ne sent ce qu’il désire, ne désire ce qu’il dit. Fasciné par la cohérence et l’acharnement de ce poète des Lumières – qui n’a fait que travailler sur l’ombre de l’être humain –, j’ai lu toute son oeuvre. Parmi les textes jamais joués au Français, j’ai eu un coup de foudre pour L’Heureux Stratagème. Une pièce vierge de tout élément narratif propre à l’Ancien Régime : pas de mariage arrangé ni d’histoire de dot. Un personnage prône l’amour libre. C’est une femme, donc on l’en empêche. Et, en trois actes, on tue l’enfance en elle. Elle connaîtra la douleur, le désarroi, la panique, la perte de sens. Une « Madame Bovary » en devenir !
Dans quelle mesure cette pièce résonne-t-elle pour un public d’aujourd’hui ?
Pour moi tout est moderne, en tout cas
absolument pas dépassé. Une jeune fille
qui assume son « don-juanisme » avec
une conscience de la mort et un ciel
suffisamment vide pour qu’elle en arrive
à affirmer que la monogamie est
artificielle, la fidélité artificielle, et la
constance une question de tempérament.
Nous sommes juste deux
générations avant la Révolution. Les
personnages sont les parents de
Merteuil (Laclos) et de Justine (Sade), et
les grands-parents de ceux qui finiront
sans tête.
C’est une société non sans rapport avec
la nôtre. Nous avons l’illusion de devoir
inventer une vie d’après le modèle
bourgeois du xixe siècle, comme la
société de Marivaux devait se réinventer
après l’ordre religieux, noyé dans « la
montée de l’insignifiance » tel que l’a
nommé Castoriadis. Une société où la
jeunesse croit qu’elle peut fabriquer un
nouveau modèle loin de celui de ses
parents, pris dans d’autres croyances et
d’autres modèles économiques. Tout en
disposant d’un prolétariat encore…
obéissant.
Une époque « bénie » qui semble
s’intéresser plutôt aux mystères et à la
singularité des hommes (riches). Une
époque où les angoisses n’ont pas de
garde-fous.
La pièce va se jouer dans un dispositif bifrontal, et dans un décor de papier à l’évidente fragilité. Qu’est-ce que la scénographie traduit de vos intentions de mise en scène ?
Je voulais travailler sur les émotions. La
rapidité avec laquelle elles peuvent
changer. La force et la violence de la
libido. Les gouffres de la jalousie ou de la
dépossession. C’est d’autant plus fin et
passionnant chez Marivaux, quand la
parole contredit ce que les personnages
pensent. Quand elle tente d’éclaircir et
qu’elle brouille. Quand elle n’est plus que
de l’énergie agissante sur le coeur de
l’interlocuteur. C’est du jeu. Du jeu pur.
Les personnages comme les acteurs
jouent, se jouent et sont joués. Le public
aussi. « Il faut être joué pour qu’il y ait
comédie » écrit Michel Deguy.
J’avais envie que les spectateurs soient
au plus près des acteurs, des visages et
des corps, d’où le choix du dispositif
bifrontal. Ensuite la fragilité, le papier, le
blanc, c’est pour pouvoir charger le
moins possible, autour du mystère, du
secret des personnages/acteurs. Il faut
laisser de l’espace, de l’air, du souffle.
Que les comédiens aient la place de
proposer juste un croquis, un essai, une
esquisse et beaucoup de mobilité. Du
plein et du vide. J’ai beaucoup pensé aux
toiles de Cy Twombly. Aux traces. À la
fragilité de l’histoire, des histoires. Un
monde très élaboré, très dérisoire, dont
il ne reste que quelques signes, de la
matière qui ne signifie rien de plus que
ce qu’elle est. De l’émotion liée à la
précision et à la perfection des gestes
que le hasard fabrique. Le moment.
Et puis le monde de Marivaux est fragile.
Condamné. Marivaux ne le savait peutêtre
pas, mais il(s) n’en avai(en)t plus
pour longtemps.
Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné,
Je me connecte
–
Voir un exemple
–
Je m'abonne
Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.