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L'Eden cinéma

+ d'infos sur le texte de Marguerite Duras
mise en scène Christine Letailleur

: (2/3) Entretien avec Christine Letailleur

Deuxième partie

Entretien réalisé par Fanny Mentré, conseillère littéraire et artistique au TNS, le 5 mars 2019, à Strasbourg

Peut-on parler du rapport entre Suzanne et Mr Jo? La sincérité de Suzanne à son égard peut paraître provocatrice, notamment dans sa relation à l’argent. Selon toi, est-ce la liberté dont elle fait preuve qui la rend irrésistible à ses yeux ?


Suzanne est très jeune, elle a seize ans, elle est belle, n’a jamais connu l’amour, elle s’éveille à la sensualité et, à la différence sans doute des autres jeunes filles blanches de son âge et de son école, elle n’a pas froid aux yeux. Dès qu’elle voit la limousine noire de Mr Jo, elle est totalement éblouie, de même que par son costume très chic et son diamant au doigt. Mr Jo est le fils d’un riche spéculateur qui possède des plantations de caoutchouc.
Dans L’Éden Cinéma, Suzanne se souvient:  «Le diamant à la main gauche était énorme.
Le costume était en tussor chinois-coupé à Paris.
La limousine était admirable. Il était seul.
Milliardaire.
Il était seul et il me regardait.»


Et puis, lorsqu’elle le rencontre pour la première fois à Réam, Suzanne dit:  «Il fallait partir de la plaine. Je savais que la mère avait peur de mourir alors qu’on était encore si jeunes. J’ai compris le regard de ma mère. J’ai souri au planteur du Nord. C’était ma première prostitution.»


C’est la mère qui, à la cantine de Réam, voyant que Mr Jo regarde sa fille, l’incite à l’inviter à danser. Suzanne accepte de danser avec Mr Jo et, dès les premiers mots échangés avec lui, elle lui parle de sa voiture, de la marque, du prix... L’argent la fascine et elle ne le cache pas. Elle sait que l’argent peut sauver leur vie −c elle de sa mère et de son frère. Elle veut que sa famille profite de l’argent de Mr Jo.


Au-delà d’une certaine liberté de ton et de comportement que Suzanne peut avoir − elle met des tenues provocantes, du rouge sur ses lèvres, porte un chapeau d’homme... qui déstabilise et trouble Mr Jo, il y a la question de l’interdit. L’attirance érotique qu’il éprouve pour la jeune fille vient de là. Leur relation amoureuse n’est pas vivable; elle est vouée à la séparation, à la déchirure. Et c’est sans doute pour cela que Mr Jo désire Suzanne si violemment, c’est la première fois qu’il éprouve un tel désir, il en souffre, il en pleure, à en mourir, dit-il. Suzanne sait qu’il la désire, et elle en joue. Dans l’Indochine coloniale, il n’était guère concevable qu’une jeune fille blanche ait un amant «indigène». Dans L’Amant, Duras raconte que les filles de son lycée ne lui parlaient plus depuis qu’elle s’affichait avec l’homme de Cholen, le Chinois, et qu’aux yeux des colons la famille paraissait bien marginale, peu fréquentable.


S’il y avait une ségrégation raciale entre Blancs et autochtones à l’époque, il existait aussi une ségrégation de classe entre les riches colons et les plus modestes, les petits colons. Selon Marguerite Duras, sa famille faisait partie des colons blancs déclassés, en bas de l’échelle tout comme es douaniers, les petits fonctionnaires, juste au-dessus des plus démunis, des exploités locaux.Dans L’Éden Cinéma, la mère de Suzanne déploie tous ses efforts pour que Mr Jo épouse sa fille le plus vite possible, mais le père de ce dernier ne veut pas que son fils épouse Suzanne car ils sont pauvres, et c’est lui-même qui lui choisira une épouse fortunée. S’il épousait Suzanne, il serait déshérité.


Il est beaucoup question de la  «folie» de la mère dans la bouche de Suzanne. Comment entends-tu ce mot? Et cette folie dont il est question, est-ce la lucidité, l’impuissance? Comment la qualifierais-tu ?


a folie de la mère tient à cet acharnement à construire et reconstruire des barrages même si ses terres sont inondées sans cesse par les eaux du Pacifique. Elle s’entête, hypothèque son bungalow, vend ses meubles, mettant ainsi sa vie et celle de ses enfants en danger. Elle a entraîné des dizaines de paysans dans la construction de ses barrages, leur a fait croire qu’ils seraient riches et heureux, que les enfants ne mourraient plus de faim ni du choléra, qu’il y aurait des médecins... Dans ses espoirs fous, la mère entraîne tout le monde, les paysans de la plaine, mais aussi sa famille. Elle n’est pas rationnelle et croit à des évidences dont elle seule a la certitude. Joseph nous dit:  «Jamais elle n’avait consulté aucun technicien. Elle pensait que sa méthode était la meilleure. La seule.» À cause de son entêtement,elle fait sombrer tout le monde dans le malheur. C’est pour cela que Carmen − la fille d’une de ses amies, Mademoiselle Marthe, qui avait été prostituée dans un bordel du port de Saigon − conseille à Suzanne de partir, d’oublier la mère: «La quitter. La fuir. Cette folle. Cette démente.» De se défaire de son emprise


Lorsque Suzanne fréquente le richissime Mr Jo, et bien que les barrages se soient effondrés, la mère se met de nouveau à rêver à la reconstruction de nouveaux barrages, plus élaborés, plus solides. Elle persiste dans sa quête de l’impossible.
La folie de la mère vient du fait que ses espoirs ont été brisés, comme sa vie. C’est le  «vampirisme» colonial qui l’a broyée. C’est l’injustice dont elle a été victime qui l’a rendue ainsi. Si la mère a été naïve et s’est faite abuser par la corruption du système colonial, elle est aussi lucide sur ce qu’il lui arrive... D’autre part, au-delà de l’injustice qu’elle a subie, elle n’admet pas l’injustice que l’on fait subir aux plus déshérités. Dans L’Éden Cinéma, elle dit: «Les enfants morts de faim, les récoltes brûlées par le sel, non, ça pouvait aussi ne pas durer toujours.»
C’est une folie que l’on peut concevoir, terriblement humaine, et qui rend la mère si attachante. Suzanne dit d’elle:  «Elle veut avoir raison de l’injustice, la mère, de l’injustice fondamentale qui régit l’histoire des pauvres du monde, encore. Elle veut avoir raison de la force des vents, de la force des marées, encore.»


Dans Les Parleuses, Marguerite Duras dit à Xavière Gauthier:  «Tu sais, ma mère s’est ruinée avec le barrage. Je l’ai raconté. J’avais dix-huit ans quand je suis partie pour passer ma philo ici, la deuxième partie, et faire l’université, et je n’ai plus pensé à l’enfance. Ç’avait été trop douloureux. J’ai complètement occulté. Et je me trimballais dans la vie en disant: Moi, je n’ai pas de pays natal; je ne reconnais rien ici autour de moi, mais le pays où j’ai vécu, c’est l’horreur. C’était le colonialisme et tout ça, hein?»
Dans la pièce, la mère envoie une lettre aux agents du cadastre et dit qu’elle veut les tuer. Selon Duras: «Cette violence a existé pour nous, elle a bercé notre enfance. Ma mère nous a raconté comment il aurait fallu massacrer, supprimer les Blancs qui avaient volé l’espoir de sa vie ainsi que l’espoir des paysans de la plaine de Prey-Nop.»


La folie de la mère se manifeste aussi dans ses comportements avec ses enfants. Elle aime ses enfants et cet amour est réciproque même s’ils la traitent de  «folle» dans L’Éden ou de  «vieille cinglée» dans Un barrage. Parfois, ils semblent une famille unie, ils sont très heureux, rient, dansent, chantent. Et puis, à des moments où l’on ne s’y attend pas, tout d’un coup, la mère peut battre Suzanne, la gifler, comme si elle rejetait alors tous ses malheurs sur elle, sa fille.
Au fond, c’est peut-être son obsession de l’argent qui l’a perdue et a engendré le malheur de sa famille. Toute sa vie, la mère avait cru que seul l’argent pouvait apporter le bonheur, la considération. C’est pour cela qu’elle avait acheté des concessions, et c’est à partir de ce moment-là, que la famille va se trouver ruinée. La pièce de Duras est un puissant réquisitoire contre le colonialisme et l’injustice sociale. C’est aussi un geste d’écriture amoureux −amour fait d’attirance, rejet, violence− pour cette mère dévorante, qui restera, sans doute, une énigme.
Dans la façon dont Duras décrit sa mère, on sent combien elle a pu influencer sa vie, son regard sur le monde. Elle dit à propos d’elle:  «Ma vie est passée à travers ma mère, elle vivait en moi jusqu’à l’obsession. Je serais morte enfant, je crois, si elle était morte. Je ne crois pas que je me sois remise depuis le jour où, il y a si longtemps, nous nous sommes quittées.»


Quand on pense à Marguerite Duras, on n’a pas forcément l’image d’une femme  «drôle». Or, on sait qu’elle aimait plaisanter, chanter... Il y a, dans L’Éden Cinéma, cette vitalité évidente, notamment dans la scène où la sœur et le frère sont pris d’un fou rire..



Quand je pense à Duras, c’est avant tout à l’écrivaine que je pense, à sa langue, à son univers; également à ses prises de position, ses engagements politiques−contre le nazisme, le colonialisme, la guerre d’Algérie, la bombe atomique. Elle est entrée dans la résistance, milité aux côtés des femmes pour qu’elles aient davantage de libertés (d’agir, de penser, de créer, de jouir...), a signé le manifestedes343... Ce n’est pas son côté drôle qui me vient tout de suite à l’esprit, mais il est vrai que dans des interviews, elle a certaines réparties qui la rendent drôle. On l’imagine bien à la lecture de Cet amour-là de Yann Andréa, à ses côtés, chantant à tue-tête avec lui « Capri, c’est fini », et riant comme une petite fille. « Ce qui reste de Marguerite, écrit Laure Adler, c’est son rire. Le rire malicieux, enfantin, le rire communicatif de l’amitié, le rire de la moquerie, voire parfois celui de la méchanceté. Marguerite riait de tout, de toutes et de tous, et à l’occasion d’elle-même. Ce jour-là aussi elle a beaucoup ri en parlant de son enfance, de son petit frère, en commentant es photographies accrochées près de son miroir. » (Marguerite Duras, Gallimard, 1998).


Dans L’Éden Cinéma, la mère a un certain recul sur ses propres malheurs; elle est lucide sur ce qui lui arrive, et c’est pour cela qu’elle peut en rire, en rire avec ses enfants, et même rire avec eux quand ils la traitent de folle. Joseph dit:  «L’histoire de nos barrages, c’était à crever de rire!» Pour Duras:  «L’histoire des barrages, c’est le grand malheur de leur vie et une grande rigolade à la fois.» (Un barrage contre le Pacifique)

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