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L'Echange

+ d'infos sur le texte de Paul Claudel

: Note d'intention

L’intime et le planétaire


Vieux et nouveau continents, spiritualité et matérialisme, sens de l’art, de la terre et du commerce : à travers cette tragédie amoureuse, nous assistons à l’ébranlement de toutes ces forces vers une reconfiguration de nos sociétés. Claudel a cet instinct du paysage, de la mappemonde et de la macro-économie – un instinct cultivé par son métier de diplomate et d’homme d’affaires, qu’on retrouve de Partage de Midi jusqu’au Soulier de Satin. Il nous transmet cette conviction que les forces violentes à l’œuvre à l’échelle mondiale façonnent nos vies, nos relations, nos intimités, et ce que nous pensons avoir de plus personnel : nos idées, nos représentations. Nos citadelles individuelles sont ouvertes aux vents planétaires.


Sont dessinés ici sans manichéisme les fondements moraux et spirituels, les premiers vainqueurs et les premières victimes, d’une société alors en devenir, et dont nous connaissons les dérives ultra capitalistes contemporaines. Et ce qui est émouvant, ce qui donne à penser, c’est que ce dessin nous vient de l’autre côté du XXe siècle, dans une forme à la fois poétiquement splendide et politiquement très juste, où l’intime, le paysage et le politique se lient et se nourrissent par de libres associations d’idées.


Désenchantement


De Claudel, on évoque souvent, et à juste titre, le lyrisme, le souffle, la joie, et aussi l’humour féroce ! Mais on parle rarement de désenchantement. Et pourtant, ce mot décrit la part sombre de ses pièces. Partage de Midi était écrit dans un état de dépit amoureux, un sentiment d’inutilité au monde, et l’adresse de Mesa à Dieu était celle de Job, implorante, un lancinant « pourquoi ? » qui n’a pas de réponse. A l’autre bout de l’écriture de Claudel, le Soulier de Satin est une histoire d’amour sur fond euphorique de la découverte de l’Amérique ; et il décrit combien cette découverte, porteuse de tous les espoirs de l’Europe et présentée comme un don de la Providence à l’Ancien Monde, deviendra juste le nouveau terrain de nos éternelles barbaries. A mesure que la Terre dévoile sa finitude, on comprend qu’aucune découverte ne nous guérira de notre inaptitude au bonheur ni ne donnera de sens à notre vie. Troublante métaphore de notre propre temps, de notre propre mondialisation.


Dans l’Echange, c’est le monde de l’amour qui est exploré : deux points opposés de ce monde, et deux formes de désenchantement. Il y a le monde du premier amour, pur et vibrant, dont on assiste à la décomposition, sous des forces extérieures et intérieures. A l’extérieur, la réalité mortifère du quotidien, du manque d’argent, la souffrance d’être sans prise, sans place dans la société – et cela fait de l’Echange la pièce la plus matérialiste de Claudel. Et cet extérieur exacerbe les forces intérieures de Louis-Laine : son désir de jouissance et de liberté est amplifié par l’image du succès de Thomas Pollock et de Lechy.


Eux sont à l’autre bout du monde de l’amour, portant dans leurs sous-entendus les traces d’une longue vie d’amours successives. Désirent-ils « consommer » les deux plus jeunes pour satisfaire leur soif insatiable, souhaitent-ils détruire leur innocence pour les rallier à leur monde désenchanté, ou voient-ils en eux leur ultime planche de salut : au spectateur de faire son chemin à travers le portrait extraordinairement profond et pudique de Lechy et Thomas Pollock, que nous nettoierons des fréquentes caricatures de l’artiste extravertie et de l’entrepreneur cynique et vénal. Car ces caricatures nous empêchent de voir un sujet essentiel de Claudel, le travail du temps sur les corps désirants. « J’ai été comme cela moi aussi » dit Thomas Pollock à Louis-Laine, et chacun pense dans la salle, « que vais-je devenir ? », « que suis-je devenu de l’enfant que j’étais ? ». Les deux âges de l’amour ainsi mis en scène nous parlent de cette enveloppe d’insensibilité que le temps fait épaissir, alourdir à notre surface, ce travail de la mort au sein même de nos désirs et de nos amours.


Le scandale du temps


A la fin de la journée, Louis-Laine meurt. Marthe, qui a voulu le sauver, l’enfermer dans le carcan amer de son couple pour en faire un homme vertébré, solide, créateur, se donnera à Thomas Pollock. Il saura peut-être quoi faire de ses valeurs, et aussi, de l’enfant qu’elle porte en elle, ce fils de Louis-Laine, héritier du peuple Indien vernaculaire. Lechy, elle, s’abîmera dans le crime, et sans doute, dans la douleur secrète de n’avoir pas été mère.


On pense : bilan désastreux, scandaleux ! C’est le scandale même de la vie, du vieillissement, des regrets de cette ligne que nous traçons sans pouvoir la retoucher, c’est le scandale de la mort et de l’absence de sens de nos vies, et contre lequel la foi de Marthe est un (bien fragile) rempart. Claudel nous appelle à lutter pour créer notre vie, croyants ou non, avec, contre, tout contre le temps et la mort. On pense aussi : que va devenir ce fils d’Indien, quelle société vont construire ces trois-là, l’enfant du nomade, la sédentaire et le capitaliste ? Qui viendra y jouer le rôle de l’artiste ? Vont-ils perpétuer le monde ou en créer un nouveau ?


Théâtre classique et mythologies du vingtième siècle


Chacun de nous est traversé par la transformation rapide du monde, avec la précarité et l’inquiétude que cela produit, mais il est nous difficile, de l’intérieur, de sentir ces mouvements, difficile de relier notre expérience personnelle au mouvement global.


Le succès de l’Echange vient peut-être aussi de ce qu’il éclaire notre temps par une dimension mythologique. L’œuvre porte des mythes qui nous fascinent aujourd’hui, ceux qu’on a besoin d’interroger. Ce ne sont pas de lointains mythes grecs, mais ceux de l’Amérique : mythe de la traversée, de l’aventure, de la terre vierge, de l’Indien originel et de son Paradis perdu, mythe de la superstar aussi bien sûr, cette Lechy-Marylin dont on suit le déclin. Et enfin : le mythe fondateur du phoenix capitaliste, toujours capable, en un élan irrépressible, de renaître des incendies qu’il sait provoquer lui-même mieux que personne. Toute la trousse à outils d’Hollywood ! Et, prodige, l’œuvre date de 1893 ! Ce mélange de distance et de proximité va nourrir notre recherche esthétique, et nous prendrons très au sérieux les matériaux esthétiques que Claudel a lui-même observé : univers des Indiens, leurs rites, costumes, dieux et chansons anciennes, mais l’Amérique blanche protestante, ses plantations, sa guerre civile, ses chemins de fer, ses villes-champignons, sa musique folk…


Nomadismes


Cette mythologie n’est pas folklorique, elle est liée à notre temps. Nomadisme, sentiment d’être déraciné, à côté de la vie sociale, telles sont les états qui aboutissent au suicide de Laine, et produiront ensuite l’acte III du Partage de midi, puis la chute de Rodrigue dans le Soulier de Satin. La sensation d’être hors du monde, que Claudel développe ici, est partagée par tant d’entre nous. A nous interprètes, poursuivant notre quête d’une incarnation contemporaine du verbe claudélien, de transmettre cette sensation de poignante actualité.


Renverser les a-priori sur le jeu claudélien


Claudel est volontiers associé au terme ambigu de lyrisme, qui justifie tous les clichés : grandiloquence, éloignement complet du naturalisme, lenteur. Nous savons pourtant que Claudel a développé son système de versification pour révéler l’oralité de la pensée, bien mieux que ne le ferait la prose. Il est en cela pionnier de recherches extrêmement contemporaines sur l’écriture, le rythme, la codification, menés par des auteurs comme Jon Fosse ou Martin Crimp. Et dans sa recherche de l’oralité, notre équipe se sent proche, sur la question de la langue, d’équipes comme le TG Stan ou la compagnie Christian Benedetti.


La jeunesse présentée ici ne sera pas la caricature surannée de la paysannerie (Marthe) ou l’imagerie dix-neuvièmiste du vagabondage (Louis-Laine) mais la transposition contemporaine de ce que la jeunesse contient de perfection humaine : beauté, élégance du corps, inventivité du geste, fluidité, limpidité, rapidité de la parole. Cela n’a rien de superficiel mais constitue un accès lumineux à la profondeur des âmes et à la cruauté des enjeux. Poursuivant ainsi, sur un texte qui l’appelle bien davantage, notre quête de concrétude amorcée avec Partage de Midi.


Création sonore : un sanctuaire


Le thème central du « sanctuaire », espace naturel préservé, entouré par la Ville en plein développement, bâtira une scénographie sonore de Benjamin Duboc qui utilisera des sons réels de nature mêlés dans une composition bruitiste à ses propres sons, produits notamment à la contrebasse – avec bien sûr toutes sortes d’apports de toutes sortes de mythologies sonores et musicales américaines. Car l’articulation entre ces mythologies et la dimension intime, universelle et intemporelle de l’œuvre est un des enjeux, une des complexités de l’univers visuel et sonore de la pièce.

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