theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « How deep is your usage de l'art ? (Nature morte) »

How deep is your usage de l'art ? (Nature morte)


: Entretien avec Benoit Lambert (2/2)

Propos recueillis par Florent Guyot

Vous ne savez donc pas à quoi va ressembler le spectacle ?


Non, pas précisément. C’est ce qu’il va falloir découvrir, et c’est ce qui est enthousiasmant. Ce spectacle, c’est d’abord un laboratoire. Pour l’instant, à côté des récits d’expériences que j’évoquais, nous recensons aussi un ensemble de questions, pour dresser une sorte de phénoménologie empirique de l’expérience esthétique. Par exemple, qu’en est-il de la distinction habituelle entre culture savante et culture populaire ? Est-ce que cette opposition opère toujours ? Est-ce que les imaginaires concrets des personnes concrètes n’hybrident pas perpétuellement les deux ? Et si oui, pour produire quel type d’expérience nouvelle et inédite, quel type d’images mentales ? Autre question : on peut facilement se figurer qu’une expérience esthétique, si elle fait événement pour quelqu’un, le fait en vertu de la subjectivité propre de cette personne, et des autres images déjà accumulées qui deviennent le fond singulier, propre à chacun, de l’expérience nouvelle. Comment comprendre alors la dimension collective de certaines expériences esthétiques (le théâtre notamment, mais pas seulement) ? Comment un même assemblage d’images extérieures peut-il toucher des subjectivités absolument hétérogènes les unes aux autres ? Ou encore : on dit parfois d’une œuvre qu’elle est le « regard » d’un artiste sur le monde. Que devient alors l’expérience esthétique ? Est-ce que c’est un regard qui se pose sur un regard ? Qu’est-ce qui est « actif » dans cette affaire ? Et qu’est-ce que ça veut dire, « regarder » (ou écouter, ou sentir, ou éprouver, etc.) ? Ce sont des questions difficiles, et en même temps, bizarrement, ce ne sont pas des questions compliquées : elles sont aussi très simples, presque naïves. Leur intérêt pour nous c’est qu’elles ouvrent un théâtre possible, c’est-à-dire un champ de situations et d’expériences susceptibles de se déployer sur un plateau.


Vous signez la conception du spectacle à trois, avec Antoine Franchet, qui est scénographe et éclairagiste. Est-ce que cela indique une évolution dans vos façons de travailler ?


Je crois en tout cas que ça dit quelque chose de spécifique concernant ce projet. Avec Antoine, nous travaillons ensemble depuis longtemps, et de façon très proche. Il était bien sûr de l’aventure des We are... , et son apport, ses propositions visuelles ont été décisives. Ce qui change néanmoins dans ce nouveau travail, c’est que la réflexion scénographique a été première : nous avons commencé par réfléchir ensemble autour de l’espace avant même de faire des hypothèses sur les contenus du spectacle, son déroulement.
Très vite, nous nous sommes retrouvés à travailler à trois, en déplaçant le partage traditionnel des rôles. C’est la même chose dans la relation avec Jean-Charles Massera : nous voulons sortir du rapport auteur/metteur en scène qui était celui des spectacles précédents. C’est intéressant, d’ailleurs, car pour l’espace comme pour le texte, nous avons finalement décidé d’essayer de conserver la plus grande liberté possible, de ne pas fermer trop de portes a priori, pour pouvoir construire, dans tous les sens du terme, dans le temps des répétitions.
En tout cas, on s’est dit que cette fois, on ferait tout ensemble : le texte, l’espace, la mise en scène, et qu’on écrirait aussi avec les acteurs, pendant les répétitions, sur la base de nos hypothèses initiales. Nous allons travailler avec de jeunes comédiens, dans le cadre du dispositif d’insertion professionnelle que le Théâtre Dijon Bourgogne a mis en place depuis 2014. Mais nous avons aussi invité des acteurs de notre âge, avec lesquels nous avons déjà une histoire. Ça nous permettra de confronter  « nos  » usages de l’art à celle de la génération qui nous suit. Si on croit un tant soit peu à l’Histoire, on doit bien supposer que les usages de l’art évoluent au cours du temps et même au cours d’une vie.


Que signifie le sous-titre du spectacle : « nature morte » ?


Pour commencer, je crois qu’il fait écho à ce que je viens de dire sur notre façon de travailler autour de ce projet. En peinture, la nature morte est un genre qui met en scène des objets inanimés. C’est assez paradoxal d’utiliser ce terme pour désigner un spectacle vivant, j’en conviens ! Mais je crois que ce paradoxe, c’est d’abord un pense-bête, une façon de nous rappeler à nous-mêmes que ce spectacle doit essayer de ne pas ressembler aux précédents, qui étaient très  « parlants  », parfois même, et volontairement, logorrhéiques.
Ici, il s’agirait peut-être de faire davantage confiance aux images, aux atmosphères, ou à la rêverie. C’est une hypothèse, en tout cas. Mais évidemment, dans le contexte politique qui est le nôtre aujourd’hui, l’expression  « nature morte  » résonne d’une toute autre façon, puisque, au sens propre, la nature est en train de mourir autour de nous. Ce sous-titre peut être vu alors comme la marque d’une inquiétude, ou même d’un effroi, un effroi dans lequel notre rapport à l’art, aux représentations, aux productions symboliques, se trouve profondément engagé. C’est ce qui nous sépare aujourd’hui de l’hypothèse de confiance posée par Michel de Certeau, ou qui la trouble, en tout cas. Certeau a produit l’essentiel de son œuvre entre la fin des années 60 et le milieu des années 80.
À cette époque, le grand spectre, c’est la culture de masse, l’uniformisation, l’écrasement des singularités. C’est à cette menace que Certeau oppose la réalité des usages, et les tactiques dissidentes des usagers. Mais, comme on dit,  « les temps changent». D’abord parce que la sphère marchande fonde aujourd’hui son développement sur une (apparente) re-singularisation des actes de consommation, et des logiques productives. On pourrait même dire : une esthétisation. Désormais, c’est « à chacun son programme », que les algorithmes vont vous aider à élaborer. Et de fait, les notions d’usage et d’usager ont fait l’objet d’un réinvestissement massif ces dernières années, notamment dans le champ de la nouvelle économie : les clusters, les  « fab-lab  », les incubateurs, les start-up, le  « lean management  » ont produit toute une novlangue où les termes d’usage et d’usagers sont utilisés à tort et à travers.
On a donc de bonnes raisons de se méfier... D’autant que les  « usages  » de la nouvelle économie sont en réalité une façon d’optimiser et de saturer le temps disponible. Alors que l’usage qui nous intéresse, c’est tout l’inverse : c’est un freinage, ou une échappée. Mais plus profondément, il est avéré désormais que la question n’est plus seulement celle de l’authenticité de nos pratiques, ou de leur liberté relative, mais bien celle de leur toxicité généralisée.
L’homo faber est en train de s’empoisonner avec ses propres fabrications, et le champ de l’art n’échappe pas à cette hantise presque métaphysique. Peut-être même est-il le premier concerné. C’est sans doute à cela que renvoie pour finir cette « nature morte » : à notre destin d’espèce fabricatrice, productrice d’art et d’artefacts, de machines et d’artifices. Nous sommes des animaux dénaturés, qui ne se développent qu’en s’arrachant à la nature. Ce qui nous élève, en même temps que cela nous détruit. Et nous n’existons que dans cette tension. Il n’y a pas forcément lieu de le déplorer, mais on ne peut évidemment pas l’ignorer. C’est en tout cas ce qui confère je crois à toute réflexion sur l’art, entendu ici dans un sens très vaste, une dimension tragique.


Propos recueillis par Florent Guyot

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.

Loading…
Loading the web debug toolbar…
Attempt #