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George Dandin

+ d'infos sur le texte de  Molière
mise en scène Hervé Pierre

: La Pièce

par Hervé Pierre, metteur en scène

Du Grand Divertissement royal à l'enterrement de la République


Derrière la farce de Molière, inspirée d'un conte du Moyen Âge que l'on retrouve chez Boccace, et derrière la pastorale que contenait la pièce à sa création à Versailles dans le cadre de festivités somptueuses organisées par Louis XIV pour célébrer la paix d'Aix-la-Chapelle, se cache la peinture d’une société en pleine mutation. Avec George Dandin, Molière pose en plein XVIIe siècle des antagonismes de classes qui seront, un siècle plus tard, à la base des mouvements révolutionnaires de 1789-1793. On les retrouvera après le premier Empire, lors de la tentative de reconquête du pouvoir par la Monarchie, et au moment de la deuxième République ; ce n'est que l'accession au trône d'empereur de Napoléon III en 1851 qui signe la fin des Bourbons. En 1668, Molière aide, d'une certaine façon, le roi Louis XIV à régler des comptes avec une partie de la noblesse d'épée qui perd de plus en plus ses prérogatives sur le pouvoir financier et se retrouve forcée de s'associer avec la bourgeoisie marchande. C'est de cette collusion de classes, ce « mariage contre-nature », qu'on demande à Molière de se moquer ; on aimait, à la Cour, autant rire des aristocrates déchus que des bourgeois ou des paysans parvenus. Mais l'on sent bien, derrière le rire, derrière la farce du mari trompé et humilié, qu'un ordre social est en train de s'effriter et qu'un monde nouveau se prépare, celui où l'aristocratie aura à céder sa place. Ce mouvement se prolongera jusqu'au milieu du XIXe siècle, jusqu'à la fin de la deuxième République. C'est pour cela que je souhaite inscrire l'histoire de George Dandin dans la France de 1850-1851, celle d’Un enterrement à Ornans de Gustave Courbet – un homme engagé, issu lui aussi de la communauté campagnarde, et qui décrit son tableau comme une métaphore de la fin de la République. Dans les grands mouvements de l’Histoire, qu'illustre à sa manière la pièce de Molière, on assiste de façon récurrente à l'association de classes antagonistes, jusqu'à ce que l'une d'entre elles disparaisse et que la nouvelle s'installe avant de devenir, à son tour, le symbole d'un ordre ancien, attaqué par une classe sociale qu'elle a contribué à faire croître. En situant l'action de George Dandin à l'époque de Courbet et de Napoléon III, une mise à distance, en même temps qu'une mise en perspective de la pièce s'opèrent. Nous ferions sans doute le même constat en déplaçant cette fable de nos jours – nous ne cessons pas d'enterrer nos illusions.


Une peinture de caractère éminemment humaine


George Dandin a beau être une farce, ce n'est pas une pièce particulièrement drôle. Elle est même cruelle et pathétique. Copeau, dans son commentaire sur George Dandin, dit à quel point c’est une pièce de souffrance. Il n’arrivait pas à imaginer comment cette pièce, avec sa cruauté, son regard si aigu et si précis, si clair sur le genre humain, avait pu exister dans un Grand Divertissement royal, avec des danses et une musique composée par Lully. Il est vrai que, dès la reprise de la pièce au Palais-Royal, la partie pastorale de Lully a disparu. Peut-être serait-il difficile de remonter l’ensemble de la proposition d’origine ? Pourtant, l'immense contraste entre ce que proposait Lully et le George Dandin de Molière m’a intrigué. Il fallait que l'ensemble du programme, spécialement dans son débordement musical et dansant, montre à quel point le pouvoir du Roi était incontestable : il était le maître du monde, à l’égal de Dieu. Ce que ces festivités convoquaient, c'était la totalité des sens. On ne pouvait qu'être époustouflé par la capacité qu'avait le pouvoir royal à parler du monde dans sa globalité ; la pièce de Molière, en en étant le coeur, opérait comme une sorte de point focal où s'agite le genre humain. Nous sommes donc en même temps dans un monde idéalisé, rêvé, pensé par le Roi et en regard de ses sujets tiraillés entre leur obsession d'ascension sociale et leur désir d'amour. Il est question de mariage arrangé (Angélique/Dandin), de désir et d'amour naissants (Angélique/Clitandre), de déchéance sociale (Monsieur et Madame de Sotenville), de trahisons amoureuses (Dandin/Claudine), et de laissés pour compte de l’histoire, autant d’occasions de rire (ou de pleurer) de nous-mêmes et du comportement de nos contemporains.
Il m'est arrivé récemment de revoir le documentaire qui avait été réalisé en son temps sur le mythique festival de Woodstock : pendant quatre jours, un demi-million de jeunes personnes ont vécu dans la musique, sous acide, dansant sous la pluie et dans la boue, se baignant nues dans un lac. Il semblait que la relation au pouvoir et au social avait disparu, qu'on ne savait plus qui était qui, homme, femme, riche, pauvre, parmi une jeunesse nue, euphorique, exultant, noire d'une boue soudain lavée par la pluie ou l'eau des lacs, sur fond de musique rock. La caméra s'attardait sur un homme nettoyant les toilettes, le journaliste l’interrogeait en lui demandant ce qu'il pensait de ce rassemblement, et l’homme répondait : « Moi, je trouve tout cela très sympathique, mon fils doit être là, au milieu… Et puis mon autre fils : il est au Vietnam ! ». C’est ce contraste-là dont je veux parler : entre le rêve d’une société qui serait à l’aune de nos désirs, où il y aurait un respect de l'autre, où l’on pourrait donc se dégager des contingences sociales, et dans le même temps, la réalité d'un monde tel qu’il est, et avec laquelle on est bien obligés de composer.
Il me semble intéressant de placer la pièce de Molière dans ce contexte historique, dans ce regard sur l’histoire de la société française du XVIIe jusqu’au milieu du XIXe, marqué à la fois par l'invention d'utopies, de mondes idéalisés et par une féroce réalité politique et sociale. Inévitablement, je pense que les spectateurs poursuivront le chemin jusqu’à notre époque, celle de la Ve République, que l'on pourrait bien décrire comme une sorte de monarchie libérale.
Nous allons donc tous partir à l'aventure – avec l'aide précieuse de Vincent Leterme à la création musicale et de Cécile Bon à la chorégraphie –, ouvrir un chantier, tenter de donner à voir ce contraste entre une idée de plénitude et de réconciliation et la trivialité du monde tel qu'il est.


Une ouverture sur la nature. « L'allégorie réelle » de Courbet


Quand j'ai parlé de mon projet de mise en scène à Éric Ruf qui signe la scénographie, je savais que George Dandin me touchait également à travers cette communauté villageoise à l'intérieur de laquelle se situe la pièce. J'ai moi-même grandi dans un village. Pour moi, la pièce parle d’un monde qui n’est pas si loin que ça, à portée de main – ma grand-mère est née en 1893. Il y avait donc déjà cet attachement sentimental.
Puis Gustave Courbet a fait irruption dans mon désir de monter la pièce. Dans Un enterrement à Ornans, une communauté se réunit autour d'un trou, d'une tombe, le peintre a pris la décision de donner à voir les choses telles qu’elles sont. C’est en cela que l'on peut parler de révolution réaliste par rapport à la vision classique, voire romantique, qui a précédé. C'est, je pense, une bonne manière de s'approcher de la pièce de Molière : George Dandin décrit le monde tel qu’il est.
J'ai commencé par montrer à Éric Ruf une petite photo que j’avais prise chez moi : une grange où le soleil passe à travers les planches. Je voyais dans cette lumière filtrante une quête, une constante renaissance au monde de nos désirs, l’éblouissement qu'elle provoque... et la réalité de cette grange.
La boue par terre, les traces de pieds de vache, et la pisse… Beaucoup de mises en scène qui ont été faites de George Dandin se situent dans un huis clos. Enfermé dans une cour de ferme, on ne voit pas la nature. Alors que la nature est fondatrice dans cette pièce ! Comme elle est fondatrice du désir, fondatrice du choc des cultures tel qu'il s’impose par exemple à Angélique : vivre dans « cet endroit-là » et voir arriver Clitandre, cela ne peut qu'être impressionnant ! La nature doit être là…
Éric Ruf propose un espace concret, des murs de planches, une grange, mais où figure une ouverture sur la nature. On se sent environné d'une verdure toute proche, on devine les arbres, comme si la maison de Dandin était construite au milieu d’une clairière. Elle est ouverte mais peut se retrouver fermée ; c’est un lieu changeant, ludique… La lumière passe à travers les murs, on pourrait se jeter dans le foin, jouer à se cacher, à se faire des niches comme dans une cabane de notre enfance. Un axe central, une sorte d'arbre est devenu la poutre maîtresse de la maison. Un sol nous rappelle la terre battue, et que très vite on pourrait se retrouver au milieu des bois...


Ni gagnants ni perdants


Il y a une profonde humanité dans George Dandin.
Je crois qu’on a de l’empathie pour chacun des personnages dès lors que l’on se libère de la tradition liée à cette pièce : historiquement, nous sommes passés de la farce à la comédie puis à une comédie dramatique.
Prenons par exemple le couple Angélique/Dandin. Dandin a le désir farouche d'accéder à une classe supérieure, l'ambition de « devenir noble », d'où l'idée d'un mariage arrangé avec la jeune Angélique. C’est une erreur, pense-t-on ? On peut le condamner en effet d'être davantage préoccupé par le fait de posséder socialement Angélique, négligeant ainsi des sentiments plus subtils, précieux, inattendus qui pourraient naître entre eux. Il veut « en être » et il s'y prend mal, il est maladroit, il n'est visiblement pas « fait pour ». On le manipule. Bref, il est pathétique et prête à rire. Très vite, nous percevons combien son combat est vain – de plus, nous savons maintenant, avec le recul, qu'un siècle plus tard ce Dandin anobli aurait eu la tête tranchée –, mais on ne peut s'empêcher d'être en empathie avec cet homme en plein cauchemar éveillé. Dandin revit chaque jour ce qu'il a déjà vécu la veille, c'est-à-dire qu'il vérifie qu'Angélique le trompe et qu'on se joue de lui. Il se plaint, mais il n'est jamais cru, on lui assure qu'il rêve et il est contraint de s'excuser. Je pense que Molière a dû travailler à révéler cet aspect cauchemardesque en commençant par écrire le troisième acte – reprenant La Jalousie du barbouillé – pour ensuite revenir en arrière, créant ainsi cette construction récurrente où tout recommence sans cesse à l'identique. Pour Dandin, tout est comme un jour sans fin. Tous les matins, il se réveille et les mêmes humiliations se répètent avec une plus grande cruauté. C'est une situation extrêmement violente de ne pas pouvoir être cru, de s'entendre dire qu'on rêve, alors qu'on sait que ce que l'on dit est vrai.
Angélique, de son côté affirme : « Vous ne pouvez pas me reprocher d’être jeune, c’est de mon âge, j’ai envie de vivre, j’ai envie de jouir ! ». Elle répond au « Vous êtes ma femme ! » de Dandin par : « Non, vous avez épousé mes parents ! ». Ce discours est d’une modernité incroyable, même s'il n'est pas forcément révolutionnaire. Angélique n’a pas envie de changer la société, elle dit simplement : « Ma place n’est pas la bonne, on me l’a volée. » Et l'on ne peut qu'être d'accord avec elle ! Malgré sa cruauté, qui est terrible, envers Dandin. Il en va de même pour les autres personnages : on les comprend, tous.
Je suis heureux que les rôles d'Angélique, Claudine, Clitandre et Lubin soient interprétés par de jeunes acteurs : il est important de voir la vitalité et la force de la jeunesse opposée à un monde qui est celui des Sotenville et de Dandin, un monde ancien. C'est une véritable chance qu'il y ait trois générations d’acteurs dans ce spectacle, que l'on puisse sentir comme nos sociétés sont continuellement ressourcées par la jeunesse, porteuse des espérances, des ambitions, des utopies. Enfin, c'est un bonheur que Simon Eine joue le rôle de Colin, le vieux serviteur au service de la famille depuis l'époque du père de Monsieur de Sotenville, et cédé à Dandin comme un objet. Il est un peu comme Firs dans La Cerisaie de Tchekhov, témoin de ces grands changements générationnels, de ces grands bouleversements qui agitent la maison.
Ces utopies trouveront sans doute, au bout d’une, deux, trois, quatre générations, la possibilité de s’inscrire dans un projet de société nouveau.
Ces jeunes gens deviendront peut-être les « vieux cons » de ce « nouveau monde ». Et il y aura, à nouveau, d'autres jeunes gens qui amèneront de nouvelles idées et d’autres manières de vivre ensemble. Là aussi, un éternel recommencement.


Hervé Pierre, octobre 2014
Propos recueillis par Laurent Muhleisen, conseiller littéraire de la Comédie-Française

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