: Entretien avec David Geselson
réalisé par Elsa Kedadouche – 20 fév. 2014
Vous avez un parcours d'acteur et c'est votre première mise en scène. Qu'est-ce qui vous a conduit à la mise en scène ?
Mon principal moteur a été l’écriture. Le désir d’écrire pour le plateau, de penser l'espace, de produire des images... tout cela m'a mené à un projet de mise en scène. Et ce qui a finalement concrétisé mon désir, c'est que j'avais un besoin impérieux de dire quelque chose. J'avais une histoire à écrire, à raconter.
Alors justement, qu'aviez-vous envie de raconter ?
Dans un premier temps, j’ai eu envie de
raconter des histoires qui n'étaient pas les
miennes, d'adapter des textes. J’ai voulu
monter des nouvelles d’Haruki Murakami
et je suis parti à Tokyo pour y travailler.
Mais à mon retour, j'ai appris que je n’aurai
pas les droits pour l’adaptation. Alors j’ai
commencé à écrire mes propres nouvelles,
à raconter mes tribulations japonaises. Au
fil de ces récits autofictionnels, est apparue
la figure de mon grand-père Yehouda. J'ai
entrepris alors de raconter son histoire. Et
pas seulement son histoire vraie...
Dans ce projet d'écriture, il a été aussi
question de parler d'un héritage difficile à
porter par ma génération de trentenaires,
au 21ème siècle. Cet héritage contient des
histoires d'hommes et de femmes ayant
traversé deux guerres mondiales et
d’énormes bouleversements géopolitiques.
Et en matière de politique et de géographie,
le parcours de mon grand-père était
impossible à ne pas questionner. Je voulais
raconter son histoire, celle d'un type qui
part de Lituanie à dix-neuf ans pour
s'installer en Palestine au début des années
30 et essayer de décrire la vie qu’il a menée
là-bas. Cela m’a conduit nécessairement à
questionner mon rapport au conflit israélopalestinien,
étant donné que cet homme est
mon grand-père, et que je viens de là, de ce
déplacement-là.
Comment considérez-vous cet héritage ?
Je me sens extrêmement proche de ce que dit Hannah Arendt dans la préface de Crise dans la Culture : cet héritage, cette mémoire, ne doit pas être un poids mort qui nous tire vers le passé, mais quelque chose qui nous pousse vers l'avenir, ou en tout cas vers la pensée. Ce projet est comme une tentative de se placer audessus de ce point de rencontre, de combat, entre les forces du passé et celles de l’avenir, cette brèche dans le présent, qui peut être stérile et paralysante si on la subit. Il s’agit de sauter au-dessus de ce point de collision, et de prendre la tangente, la diagonale, qui naît de ce noeud et qui part vers l’infini. Partir de ce présent-là, et faire de la célébration de la mémoire un prétexte pour produire de la pensée, plutôt qu’une stérile photographie nostalgique.
D'où vient l'histoire de votre grand-père ?
Il y a des histoires de famille, des mythes, que j'entends depuis que je suis enfant. Certaines semblent être des blagues tant elles sont invraisemblables, d’autres m'ont impressionné. J’ai cherché la vérité de ces histoires. J'ai enquêté dans ma famille, auprès des amis de Yehouda, de ses collègues de travail... J’ai lu des ouvrages d’histoire, j'ai beaucoup appris et pas mal voyagé. Puis, j’ai écrit une fiction.
Ce n’est donc pas une autofiction ?
L'autofiction ne m'intéresse finalement pas beaucoup. Ce qui m’intéresse, en revanche, c’est de voler du réel pour créer une fiction. J'ai volé de la réalité, détourné des mythes, pour en écrire d’autres. J’ai écouté la part de fantasme dans ce qu’on me racontait, dans ce que je connaissais - ou que je croyais connaître - et j’y ai ajouté les miens. Ce qu’il reste de vrai dans la fiction importe peu.
C’est un travail partant de vos histoires mais réunissant une belle équipe artistique. Quel a été le chemin de ces collaborations ?
J'ai commencé à écrire des nouvelles en
2010. Puis, j'ai demandé à l’acteur Elios
Noël de jouer mon grand-père. Ensemble,
nous avons travaillé ces nouvelles à la
table, puis nous avons fait des allersretours
entre la table et le plateau, en
testant, jouant, réécrivant beaucoup...
Notre difficulté a été de trouver comment
mettre en scène les récits. Le pur récit ne
fonctionnait pas très bien. L’illustration non
plus, évidemment. Nous avons travaillé à
écrire de l'action, des situations, qui nous
donneraient de la matière à jouer. La
dramaturgie du plateau s’est élaborée
ensemble. Elios a été celui qui a permis de
mettre les mots en chair, de façon
déterminante. Dans un premier temps, le
projet de mise en scène s’est vraiment
construit à deux. Puis, Delphine Chapuis-
Schmitz et Bénédicte Cerutti ayant suivi le
projet dès le début, ont permis un recul
dramaturgique très important. Avec Lisa
Navarro, nous avons réfléchi à la question
du lieu, de la frontière, de l’héritage... nous
avons créé des espaces, très librement,
tout en faisant évoluer la structure du
texte. Enfin, Jean-Pierre Baro a été le
regard indispensable, décisif et validant sur
l'ensemble de nos propositions, tant au
niveau de l’écriture que de la mise en scène.
Le travail s’est fait de façon collective, et
chacun est entré dans le projet avec un
regard très singulier et une grande force de
proposition.
Jérémie Scheidler, Jérémie Papin et Loïc
Le Roux ont tous une approche du travail
très intime et ont eu une place
fondamentale. J’ai demandé à tout le
monde de s’emparer de cette matière, de
ces histoires. Et tous l’ont fait avec
beaucoup de liberté et d’envie. Le travail
s’est construit grâce à ces collaborations
très fortes.
Qui serez-vous ou jouerez-vous sur scène ?
Je serai un acteur et je jouerai un
personnage qui s'appelle David, un type de
trente ans qui cherche à raconter la vie de
son grand-père pour se trouver une
identité et se débarrasser du poids
écrasant de sa famille. Qui ne cherche pas
à être un héros, ni un politologue, ou un
chercheur, mais à être tout court. Il se fait
l'écho d'une génération sans grandes
histoires. C’est un looser aux conquêtes
malheureuses, un pathétique revendiqué,
se débattant dans l'ombre de son héros de
grand-père.
J'ai gardé mon prénom, ce qui peut poser
la question du vrai ou du faux, même s’il n'est pas très intéressant d'y répondre. Je
suis à la fois au centre de cette histoire et
tout à fait à côté, littéralement à côté de
Yehouda. Je suis parfois conteur de son
histoire et d’autres fois acteur/personnage
dans son histoire.
Elios Noël, qui ne sortira jamais de la
fiction, jouera Yehouda Ben Porat : un
personnage totalement fictionnel,
entièrement écrit à partir de la vie du
« vrai » Yehouda Ben Porat.
Dans la construction narrative de votre spectacle, la fiction et la réalité ne cessent de se rencontrer ni de s’interroger. C’est une histoire que l’on nous raconte. La narration reste-t-elle finalement toujours du côté de la fiction ?
Il y a une rupture dans la narration qui a
posé question dans l'écriture. Les épisodes
fictionnels s'arrêtent en 1941, pendant la
guerre. Il y a un noeud historique aprèsguerre,
avec la création de l’Etat d’Israël et
la Nakba, après quoi il m’était très difficile
de continuer à écrire les histoires de
Yehouda. J'ai donc construit un débat entre
lui et David sur la question du territoire, qui
se situe hors du temps, une sorte de
dialogue avec les morts.
Sur le plateau, on peut avoir l'impression
qu'on ne joue plus, qu’il n’y a plus de fiction,
alors qu’on est encore tout à fait dedans.
Après ce dialogue, une nouvelle histoire
peut se raconter et dépasser le débat.
Ma nécessité, à ce moment-là, est de
mettre en scène l'irrésolution absolue de ce
lieu-là, où se déroule une tragédie
quotidienne. On peut tout juger, à l’aune de
sa subjectivité. Mais une fois les faits
exposés, qu’est-ce qu’on peut décider ?
Et sur cette question du conflit, quel est votre point de vue dans la pièce ?
Il s’agit d’exposer la complexité des faits et
de dire l’impossible résolution. Il s’agit
également de montrer comment le conflit
écrase tout. Comment, intimement, s’en
sortir ?
La pièce part de l'intime pour rejoindre le
politique : comment en parler ensemble
dans la cité ? C’est en ce sens que la pièce
est politique et non pas militante. Elle
propose une parole publique complexe, ne
résout rien, n’appelle pas à prendre un
parti définitif. J’espère exposer la
complexité des histoires et la richesse de
cette complexité. Si cela peut délivrer une
parole différente de ce qu'on entend
habituellement sur le conflit, tant mieux.
Mais le conflit israélo-palestinien n'est pas
le centre du spectacle.
Peut-on connaître votre position personnelle sur ce conflit ?
Je suis profondément en désaccord avec le gouvernement israélien actuel dirigé par Benjamin Netanyahou. Globalement, depuis l’assassinat d’Itzhak Rabin en 1994 et l’échec des accords de paix d’Oslo, la politique israélienne m’a posé des problèmes majeurs. Il doit y avoir un état palestinien libre et souverain immédiatement. Je pense que c’est une nécessité absolue et impérieuse. La politique israélienne actuelle détruit les espoirs et la vie des Palestiniens, chaque jour un peu plus. Cyniquement, et à plus long terme, elle risque aussi de détruire l’avenir des Israéliens dans la mesure où elle rend l’État d’Israël de plus en plus « illégitimable », de tous les points de vue. Ce que fait le gouvernement israélien actuel tient à la fois du meurtre et du suicide moral.
À qui adressez-vous ce spectacle ?
Je l'ai écrit pour mon grand-père Yehouda. Et sans doute aussi pour les générations à venir. Il me semble que pour se construire en tant qu'individu, il faut pouvoir prendre la mesure de la complexité du monde. En écrivant, j'ai eu envie de me débarrasser des mythes. Tant les mythes familiaux, que ceux sur le conflit... Je cherche une forme de vérité. Sans savoir ce que je vais trouver. Mais c’est le chemin qui compte.
Il est aussi question d'amour dans le spectacle...
L'amour impossible a été le moteur de mon
voyage au Japon. Avec ces questions :
comment fait-on pour aimer ? où se situe
le lieu où l’on aime ?
Il y a l'impossibilité que j’ai eu de dire à ce
grand-père que je l'aimais et qu'il avait été
déterminant pour moi. Il y a aussi la grande
histoire d'amour impossible que Yehouda
vit avec Haiké, mise en parallèle avec
l'histoire d'amour terminée que vit David.
J'invente aux deux personnages une
manière proche de vivre le désir, mais l'un
vit un impossible magnifique et l'autre un
impossible pathétique. Finalement, c’est un
projet sur la quête d’un lieu ; au sens le plus
large que ce mot peut contenir. Le lieu
concret, le lieu où l’on aime, le lieu de
l’intime et le lieu des possibles.
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