: Entretien avec Maie-José Malis (2/2)
Entretien réalisé par Émilie Hériteau
Du point de vue de la direction d’acteurs, qui te tient tant à coeur, comment se dirige un comédien, portant cette figurante angoissante de Dom Juan ?
D’abord, il faut dire que les pièces comme celle-ci,
comme elles sont très connues et très puissantes,
sur le plan de leurs représentations disponibles
déjà… Il y a d’abord tout un travail premier où il
faut casser la convention.
Un grand acteur comme Juan Antonio Crespillo a
déjà un Dom Juan disponible, tout de suite. C’est
un grand lecteur de textes. C’est un lecteur qui sait
traiter une situation, spontanément. Dès qu’il lit
un texte, il sait d’emblée, a priori, comment il faut
le jouer.
Il y a une puissance des situations, une puissance
du personnage lui-même qui est constituée. Une
puissance aussi de la langue, qui est pour nous
comme une langue étrangère, un peu noble, il y
a comme un vernis. Alors, déjà, il faut essayer de
casser ces premières choses qui viennent, qui sont
conventionnelles.
Et pour les casser, là, je dirige comme d’habitude,
je fais toujours un pari à la fois un peu simple et
en même temps, un peu dangereux, et parfois
dégoûtant, qui est que le personnage dit toujours
la vérité. Alors sur Dom Juan c’est très troublant,
puisqu’en espagnol, c’est le « Burlador », donc le
menteur, l’abuseur, celui dont on croit que, quand
il parle, il n’est là que pour mentir, abuser, séduire
et moi je fais le pari qu’à chaque fois qu’il parle, il
dit la vérité. Ce qui je crois est vrai. Et quand on fait
ça, l’acteur entend des trucs et se rend compte que
le texte est immense. Immense et scandaleux.
En un sens, c’est en effet un mythe très moderne,
c’est un homme qui est là pour dire qu’on peut
aimer plusieurs femmes à la fois et qu’on peut
fonder là-dessus une nouvelle éthique. Donc ça
le met du côté des penseurs les plus subversifs,
hérétiques, il y a une dimension complètement
stupéfiante.
La force de scandale d’une pièce, tu la vois aux
acteurs, quand les acteurs sont complètement étonnés tout à coup, questionnés par la force des
énoncés d’une pièce, se demandant : « est-ce que je
peux le dire comme ça ? »
Et on l’a vu déjà en répétitions, pour Juan par
exemple, quand il est en scène avec les deux
paysannes, par moment, les copains dans la salle
et le comédien au plateau, on se demande si on a
raison de faire l’hypothèse que Dom Juan n’est pas
un salaud, si on n’est pas en train de se tromper.
Comment on peut dire ça ? Est-ce qu’on n’est pas
en train de faire une interprétation un peu facile,
un peu anoblissante du personnage… Est-ce qu’on
peut l’accompagner ou pas ?
La pièce est quand même scandaleuse sur le fait
qu’elle pose que la fidélité à une seule personne
n’est peut-être pas la bonne…
Et si la figure est magnifique et nécessaire pour interroger notre rapport à la norme sociale, à l’idéologie, que faire d’un tel homme pour penser le commun, avec cette question de l’éthique ?
La pièce nous met au seuil, au bord, d’une nouvelle civilisation. C’est pour ça que tout le théâtre français contemporain, n’a pas pu s’empêcher de lire la pièce sans la passer au filtre de la Révolution Française puis marxiste. On ne peut pas s’en empêcher, parce que la pièce nous met sans arrêt au pied du mur de ce qui, dans les coordonnées du XVIIe siècle, ne peut pas être résolu mais qui demande à être résolu.
La pièce demande justice pour les figures de
pauvres, qui sont offensées dans la pièce et qui le
disent. Les figures des femmes sont conscientes
que quelque chose leur est arrivé, qui devrait
révolutionner leur manière d’aimer, ce qu’elles
attendent de l’amour dans le monde. Sganarelle est
évidemment le personnage du valet qui demande
à… On voit que la question du commun n’est pas
résolue. Ce que ça dit, c’est que le commun tel qu’il
est fondé, celui dans lequel évolue Dom Juan, ne
tient pas. Tout est remis en question.
Le théâtre ne résout pas, à part quelquefois où il
peut donner alors l’intuition des résolutions, mais
c’est très rare. Parce qu’au XVIIe siècle, Molière ne
peut pas résoudre les questions qui sont posées :
la question de l’injustice sociale, la question d’une société strictement égalitaire, pas seulement sur le
plan social, mais sur le plan du fait qu’alors chacun
d’entre nous devrait être libre et souverain dans
son manque et dans son désir.
Mais c’est une oeuvre rare, presqu’à l’insu du poète,
il y a comme un pas en avant, par rapport à son
temps, comme une tension vers le temps à venir.
Ensuite, il faut parler davantage de la religion,
parce qu’il me semble que la scène fondamentale,
c’est la scène avec le pauvre. Cette scène est
géniale. Quelque chose se joue avec le pauvre qui
nous rappelle que, de toute façon on a besoin de
croyances. Il sait en tous cas, qu’on ne peut pas se
passer des constructions. La question c’est : quelles
constructions ?
Avec le pauvre, Dom Juan rend
hommage au fait que le type tient à quelque chose
de lui-même, plus qu’à sa vie animale. Et ce point
de conviction, d’adhésion à quelque chose de soi
qui est plus grand que soi, plus grand que l’animal
est ce que Dom Juan appelle l’humanité. Et ça c’est
magnifique.
C’est donc un double mouvement qui viserait à défaire les constructions tout en appelant à ce qu’elle se réinvente.
Oui, il faudra vérifier, mais je crois qu’en un sens
la figure du pauvre est presque symétrique, en
regard de Dom Juan, qui lui-même a un point de
conviction. Pourquoi Dom Juan accepte de mourir
à la fin, en dehors du fait qu’il ne veut pas se laisser
dicter sa conduite, sur un principe de liberté ? Il
tient son impossible. Il sait très bien que cette vielà,
qui lui procure de la jouissance, est aussi une vie
impossible, qui le voue à être paria, à être dans une
tension maximale d’aventures continuelles…
Le pauvre dit « oui, je crois. En dépit de tout ce
que tu me dis : que prier ne m’empêche pas d’être
le plus pauvre, en dépit du fait qu’il n’y a pas de
rétribution immédiate, que la foi ne me donne rien
et m’expose même au pire des scandales » - presque
comme si après la Shoah, on pouvait demander aux
juifs : mais pourquoi croyez-vous encore ? Que le
pauvre réponde encore comme ça obstinément :
« je crois quand même, je ne peux pas renier ça
de moi » met en évidence ce point inexplicable de sublimité de la foi ou du besoin qu’ont les hommes
de gager que, en dépit de tout, de l’éphémérité,
de la finitude, de l’artifice, de l’absurde, quelque
chose comporte de l’infini en nous. Cet infini est
toujours complètement dérisoire, et si on demande
à ce qu’il soit sous garantie du monde, à chaque
fois, ça explose. Celui qui dit : « je crois en Dieu »,
immédiatement fait ricaner tout le monde. Celui
qui dit : « je crois à l’absoluité ou à la sublimité de
l’amour », fait rigoler tout le monde. Pourtant, en
dépit de la démonstration inverse, il y a un point
tenu de croyance en l’infini, en l’absolu.
Dans cette scène avec le pauvre, Dom Juan ne
se moque pas. En cela, il rappelle Robespierre
qui comprenait que les pauvres aient besoin de
croyance, parce qu’elle maintenait pour eux l’idée
de la justice illimitée. Il expliquait que tant qu’on
ne l’aura pas réalisée sur terre, il n’y a pas de raison
qu’on l’enlève aux pauvres et qu’il n’y a que les
aristocrates qui peuvent se permettre d’être athées,
car eux n’ont pas le besoin éperdu de se raconter
qu’ils trouveront un jour la justice. C’est quand
même génial.
Et alors, avec cette pièce qui arrive juste après la crise du Tartuffe, qu’est-ce qui a changé dans le rapport de Molière au comique ?
Selon Defaux, qui a écrit un livre étonnant(1), il y a eu trois périodes chez Molière.
- Une période qui allait en effet jusqu’au Tartuffe, où le comique s’appuyait entièrement sur la règle sociale. C’était une période de stricte confiance et d’optimisme de Molière, qui était convaincu qu’en fait la règle sociale était la bonne et que les personnages qui étaient ridicules étaient des personnages qui n’étaient pas conformes à la règle sociale, et qu’il fallait donc les éjecter par le ridicule. Les pièces expulsaient de la scène ceux qui empêchaient le monde de tourner dans sa sagesse, dans son intelligence.
- Et Defaux explique que Le Tartuffe est une crise majeure pour Molière, parce que ce qu’il croit juste, et ce qu’il pense énoncer clairement et sans ambiguïté n’est pas compris, ou pire, est compris mais est refusé. Donc il y a une mauvaise foi de la société par rapport à la vérité. Cette crise où Molière se rend compte qu’il ne peut pas s’appuyer sur la sagesse sociale, sur l’ordre social, c’est une crise fondamentale. Il se rend compte que désormais, il aura beau dire des choses qui sont vraies, que tout le monde connaît, il n’est pas sûr qu’il soit entendu, et non seulement il n’est pas sûr qu’il soit entendu, mais il est certain qu’on va lui dire de la fermer et qu’on va essayer de le mettre au pas.
- À partir de là, Defaux montre qu’il y a les pièces
de la crise : Dom Juan est la première et puis
évidemment Le Misanthrope. C’est le moment
où Molière examine ce sur quoi va reposer son
nouveau comique.
Sganarelle, étrangement, est une figure un peu
conservatrice, du côté du conformisme, d’une
morale un peu normée. Il est impuissant désormais
à rendre compte de l’énigme de Dom Juan, mais
il est aussi porteur d’un comique d’un nouveau
genre. Un comique presque exsangue, qui ne
marche pas toujours, très fatigué de lui-même. Un
petit peu comme les figures de Charlie Chaplin à la
fin de sa vie, ce n’est plus l’innocence comique du
premier Charlot, il y a encore ça, mais il y a aussi
toute la détresse, la profondeur des comiques qui
savent qu’ils sont eux aussi dépassés.
Pour cette pièce conduite par la fuite perpétuelle de Dom Juan qui provoque un éclatement spatial et temporel, et qui se clôt sur le registre du merveilleux comme une pièce à machine, comment s’est pensée la scénographie ?
On va essayer de rendre hommage au théâtre à machines, mais de manière modeste, un peu par en-dessous, de manière schématique et un peu enfantine aussi. On va utiliser pas mal les perches, les cintres, le sentiment de la machine. Il va y avoir des toiles peintes qui vont figurer les changements d’espace, un petit plateau qui roule sur scène et donne le sentiment qu’on parcourt de l’espace et du temps. Mais tout cela de manière très naïve et très petite, comme si on avait réduit toute la machine opératique à sa petite ossature, presque comme un théâtre d’enfant, très poétique. C’est une poésie douce, sobre, réduite, dans un théâtre à peu près nu. On crée juste le sentiment d’être dans une machine qui fabrique de l’espace, du temps, dans ce lieu habituel qu’on aime, qui est le lieu de la réunion humaine, où on vient réfléchir, examiner les grands problèmes.
Et sur la fin, le merveilleux est très explicable dans la pièce. Si c’est une pièce sur l’idéologie, que la religion aussi est une construction, il est normal qu’à la fin, elle se manifeste par un artifice de théâtre, qui est qu’on va allumer des pétards, qu’un truc va descendre du ciel ou à peu près… Comme toujours chez Molière, la dimension conventionnelle de la société, des forces dominantes, de la Loi, la loi sociale, religieuse, tout ça se manifeste à la fin par un truc auquel personne ne croit mais qui exerce son pouvoir. Là, c’est pareil, tout le monde sait que c’est bidon mais ça exerce son pouvoir quand même : ça tue Dom Juan. Au fond, aujourd’hui, ce qui est plus difficile à résoudre pour les metteurs en scène contemporains, c’est presque une question de goûts. Qu’est ce qu’on se permet en terme de merveilleux, de descente d’un spectre, d’une tête de mort, pour que ça ne fasse pas éclater de rire tout le monde et que, quoique les gens soient sans illusion, sachent très bien que c’est du carton pâte, ça conserve quand même le côté un peu féérique que ça avait à l’époque ? Il ne faut pas que ça nous fasse éclater de rire au point qu’on trouve ça nul. C’est plutôt ça qui est difficile à résoudre. Il faut trouver l’équilibre entre le fait que c’est complètement bidon et en même temps, que ça opère. Ça fait ce que ça doit faire, ça élimine Dom Juan.
Finalement, comment situerais-tu ce Dom Juan au sein de l’histoire de ce mythe ? C’est peut-être la pièce dans laquelle il est le plus brillant et à l’intelligence duquel on fait le plus crédit ?
Chez Tirso, il est plus brutal, et Don Giovanni va
renforcer encore la violence de la figure…
Le Dom Juan de Molière est un libertin, au sens
historique du terme, des gens qui étaient très
armés philosophiquement, qui avaient beaucoup
lus, qui étaient très inspirés par la philosophie épicurienne. Les contemporains de Molière, et
lui-même vraisemblablement (on sait qu’il était
proche de Gassendi), étaient des gens très armés
philosophiquement, qui avaient fait des choix et
qui étaient des matérialistes en un certain sens.
Une des grandes choses que dit Dom Juan dans
la pièce, c’est qu’il faut s’appuyer sur la nature,
une pièce à cet égard presque pré-XVIIIe siècle. Il
y a un matérialisme philosophique, très sérieux,
considérant que la nature commande des choses,
qu’elle est une force belle, qu’il ne faut pas toujours
brimer ou nier.
Ensuite, Dom Juan est aussi chevaleresque, il est une des figures de la noblesse, avec des principes de courage, de générosité. Il est indéniablement courageux, et ne supporte pas d’assister à un combat inégal sans s’en mêler, au risque de sa vie. Là où il est très remarquable, presque comme le Baldovino de Pirandello, c’est qu’il y a chez lui, un principe de conséquence très fort. À partir du moment où il aime une femme, il y a des choses qu’il ne peut pas faire. Il le dit très bien par exemple à la petite Charlotte. Quand elle évoque le fait que les courtisans comme Dom Juan sont des violeurs, des gens qui abusent des femmes, il dit que ça, il ne pourrait pas le faire. On pourrait penser qu’il ment, moi je crois qu’il dit la vérité. Il ne pourrait pas le faire parce qu’il dit : « vous êtes belle, je vous aime. » Il y a quelque chose là, un principe qu’il tient, qui fait que la violence qui est présente dans les autres figures du mythe ne va pas avec ce Dom Juan là, si on prend au sérieux le fait que Dom Juan n’est pas un homme du rapt ou de la violence faite à autrui, mais si on prend au sérieux le fait que chez Molière, c’est un homme de la rencontre avec une manière d’honorer, avec immanence, d’être entièrement à la disposition de l’autre dans la rencontre. Être à la disposition de l’autre dans la rencontre, de ce que l’autre fait en nous, c’est un peu incompatible avec le fait de l’utiliser ou de le dévorer immédiatement - ce n’est pas Sade - de l’exploiter, de l’instrumentaliser ou de le dominer.
Dom Juan, c’est celui qui voit le plus les choses.
Par exemple, dans une scène très étonnante, la
scène avec M. Dimanche, alors qu’il essaie de se
débarrasser de lui, on se rend compte qu’il se rappelle de chacun des détails concernant les
membres de sa famille. Dom Juan est un immanent
pur, qui voit sans arrêt la réalité dans sa force de
présentation, comment la réalité se présente. C’est
comme ça qu’il voit les femmes en fait, presque
comme un fétichiste, quelqu’un qui voit tous les
détails qui font la singularité d’un être. Les femmes
pour lui, se distinguent une par une. C’est un type
qui rend hommage à la dignité ou à la singularité
de chacun. En ce sens, il honore l’autre. Ne pas
voir en l’autre déjà ce que la représentation sociale
fait de lui, ou ce que mon besoin de récit fait de
l’autre, mais le voir réellement. Voir qu’une telle a
les mains comme-ci, l’autre le pied comme ça. Et de
déclarer que c’est ça la sacralité. À cet égard, il est
assez proche de Pasolini. Il y a une sacralité du réel.
Cette sacralité, ça n’est pas un truc catho, c’est que
chacun de nous est irremplaçable, il y a une espèce
d’unicité de chacun de nous. Et lui, il est là pour ça.
Pour défaire les positions, et revenir à la nature. Mais la question de la société reste entière derrière ?
Oui, c’était la position de Chéreau d’ailleurs, qui disait que Dom Juan était un personnage, certes utile pour dégommer la société telle qu’elle était, mais qui était un personnage totalement insuffisant et coupable, car il ne nous permettait de rien fonder en tant que commun. Moi, je crois que, de manière plus incomplète, il nous met quand même dans la même question que l’Empédocle d’Hölderlin : je vous ai donné, je vous ai révélé à vous-même la puissance du désir, la puissance de l’infini en vous, mais maintenant débrouillez-vous sans moi. Faites en quelque chose. Il ne le dit pas de manière aussi magistrale, il est plus incomplet sur ce plan. Mais je pense que ce sont quand même les questions qui restent.
(1)Molière, ou les métamorphoses du comique : de la comédie morale au triomphe de la folie, Gérard Defaux
Entretien réalisé par Émilie Hériteau
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