: Entretien avec Marion Siéfert
Propos recueillis par Raphaëlle Tchamitchian pour l'Odeon
Un monde dans lequel tout est jeu, mais qui n’en est pas moins réel
Qu’est-ce qui est à l’origine de Daddy ?
L’origine est multiple. J’ai été très proche d’une personne
qui a été abusée enfant. Quand on côtoie quelqu’un qui a
vécu ce traumatisme, on côtoie l’abus et ses conséquences,
tous les dérèglements que ça produit, les incapacités, les
difficultés relationnelles. Et cette colère immense, qui rejaillit
parfois de manière totalement inexpliquée pour quelqu’un
d’extérieur. On côtoie tout un ensemble de signes qui, au
début, restent opaques, mais qui, à partir du moment où j’ai
commencé à travailler sur cette question, ont commencé à
faire sens. Daddy vient d’un besoin de comprendre et de
remonter à l’origine de cette violence.
Une autre origine de la pièce est l’envie de mettre en scène
un rapport de classes, dans la France contemporaine. La
pièce adopte le point de vue de Mara, une jeune fille de
province dont les parents auraient pu être des gilets jaunes,
et qui seront touchés de plein fouet par la réforme des
retraites. Comment la machine à rêves fonctionne-t-elle
pour une jeunesse connectée au monde via internet, mais
laissée à l’écart de tous les dynamismes réels ? Daddy est
une pièce sur le pouvoir, sur la prédation des dominants et
sur la manière très particulière dont l’argent peut humilier.
Pouvez-vous revenir sur le phénomène des « sugar daddys », auquel le titre du spectacle fait référence ?
Le phénomène des sugar daddys désigne un type de relation numérique mercantile, dans lequel des hommes, plus âgés et plus fortunés, payent des choses à des femmes plus jeunes et souvent mineures, rencontrées sur Internet, en échange de services très flous et souvent sexuels.
La
relation suit fréquemment un crescendo, depuis le simple
fait de faire faire quelque chose à la jeune fille (esquisser
un geste, essayer un habit, dire certaines phrases, aller au
restaurant) jusqu’à la prise de contrôle total de son corps.
C’est très répandu, ça touche énormément de gens. Les
filles y trouvent une façon de se faire payer des vêtements,
ou même, dans le cas d’étudiantes par exemple, des loyers.
Dans le système des réseaux sociaux, qui est conçu pour
faire de l’argent, on est incité à mettre en vente ce que l’on
est et à se donner de la valeur en arborant telle ou telle
marque. Depuis la chute du bloc soviétique, la valeur la plus
importante est devenue l’argent. Le spectacle développe
le récit d’anticipation d’un jeu dans lequel la personne
humaine, dans sa partie ou sa totalité, est mise en vente et
Un monde dans lequel tout est jeu,
mais qui n’en est pas moins réel devient l’objet de spéculations. C’est ce cadre-là qui rend
possible l’abus et l’organise par sa logique même.
Comment le processus d’écriture s’est-il déroulé ?
Comme toujours dans mon travail, le début du processus
de création est documentaire. Je me suis d’abord lancée
dans une enquête, en suivant différentes directions. J’ai
eu besoin de recueillir les témoignages de personnes qui
ont vécu un abus, enfants, d’entendre ces récits que pas
grand monde ne veut écouter.
Ça a été très fort car j’ai été,
dans certains cas, la première personne à recueillir cette
parole, et je remercie toutes celles et ceux qui m’ont confié
une partie de leur histoire. J’ai également rencontré des
personnes qui sont aux prises avec ces questions dans leur
travail ou dans leur engagement militant, des psychologues
mais aussi des collectifs de citoyen·nes qui repèrent les
pédocriminels sur Internet. Il y a eu un long travail d’enquête
autour du virtuel, du Metaverse, des jeux vidéo en ligne.
C’est en nous intéressant aux formes contemporaines que
prend l’abus sexuel sur les enfants et adolescent.e.s que
nous avons eu l’idée, avec Matthieu Bareyre, co-auteur de
la pièce et collaborateur artistique depuis toujours, de situer
notre fiction dans un jeu vidéo. Nous avions l’intuition forte
que cela allait réveiller une théâtralité profonde, tout en nous
donnant une grande liberté formelle et fictionnelle. À partir
de ce moment-là, nous avons pu commencer à écrire et à
dessiner les personnages.
De nombreux personnages sont
des hommages à des personnes que nous aimons ou avons
aimées, et que je connais intimement. À cela s’est ajouté
le travail avec les acteur.ices, qui se sont emparé.e.s des
personnages, nous ont fait part de leurs réflexions et de
leurs questions. Le texte n’était pas gravé dans le marbre,
mais ouvert à la discussion, et nous l’avons fait évoluer au
fil des répétitions, par réajustements successifs. C’est donc
une pièce qui carbure à un régime de fiction très haut, mais
qui est gorgée de réel.
Dans le spectacle, la scène de théâtre devient l’espace du jeu vidéo. Qu’est-ce que cela vous permet, en termes de jeu et de mise en scène ?
L’univers de Daddy est mis en scène avec les outils du
théâtre, en nous passant du virtuel. Cela m’a d’abord donné
une grande liberté créative. Le jeu vidéo vient redoubler le
théâtre en imposant un monde dans lequel tout est jeu, mais qui n’en est pas moins réel – et c’est là tout le sujet de la
pièce. C’est un univers de tous les possibles. Comme le
dit l’un des personnages : « Ici c’est no limit et c’est ça qui
est génial ». Mais c’est cette absence de limites qui nous
précipite dans l’horreur.
Nous avons cherché non pas à imiter le jeu vidéo ou à
rivaliser avec lui, mais à comprendre en quoi son langage
venait revitaliser le théâtre, lui redonner une ampleur
baroque susceptible d’intégrer des styles de jeu différents.
On peut sauter d’un registre à l’autre, d’une époque à une
autre. J’avais envie, surtout dans cette salle historique du
6ème arrondissement, de convoquer la grande machine
à illusions qu’est le théâtre. Nadia Lauro a créé une
scénographie météorologique, en constante transformation,
qui vient amplifier l’espace brut de la cage de scène.
Je crois que c’est la fiction et cette croyance très naïve au
fondement du théâtre qui nous permettent de regarder et de
comprendre l’ultra-contemporain.
Vous avez souvent dit que le casting était un premier geste de mise en scène. Qui sont les acteur.ice.s ?
Le casting a été très long. Il s’est étalé sur plus de neuf
mois, et s’est déroulé en parallèle du travail d’écriture, ce
qui me permettait, au fur et à mesure que je rencontrais les
acteur.ice.s, de préciser mes personnages. J’avais envie
de réunir des interprètes d’horizons de jeu différents, qui
seraient à même de servir les théâtralités très différentes
des personnages.
Il a d’abord fallu trouver la jeune actrice qui allait interpréter
Mara, le personnage central. Épaulée par une directrice
de casting, ainsi que par Anne Pollock (l’administratrice de
ma compagnie), nous avons lancé des avis de recherche
dans toute la France et avons recueilli près de 1000
candidatures.
Lila Houel s’est présentée à l’audition. Elle
avait 14 ans et demi, et ça a été une évidence. Elle a un
jeu extrêmement vivant, très incarné et très surprenant car
très expressif. Elle peut passer de l’ombre à la lumière,
et a l’étoffe des grandes tragédiennes. Elle a une haute
intelligence de son personnage, qu’elle ne cesse de nourrir
et de construire, en l’élaborant par petites touches, en
cherchant à comprendre les moindres évènements qu’elle
traverse.
J’ai ensuite rencontré Louis Peres, un jeune acteur de
26 ans, qui a jusqu’à présent plutôt joué dans des séries
(Mental, Sentinelles) ou des films (Tropiques). Il a su créer
du jeu à l’intérieur de ce personnage mauvais, construire
son humour et son caractère irrésistible, sans se laisser
inhiber par lui, sans chercher à le sauver ou à créer une
forme d’empathie et de complaisance, en assumant
pleinement sa médiocrité et sa laideur morale. C’était une
vraie force motrice car il est très généreux en répétitions,
propose beaucoup, est avide de précision, tout en étant
toujours prêt à remettre en question ce qu’on a construit.
Émilie Cazenave joue le rôle de la mère et de Molly, une
ex-jeune talent devenue habilleuse. Elle sait amener son
personnage à un point d’émotion déchirant et truffer son
jeu de comique. C’est une actrice très généreuse et très
solide, qui constitue le ciment lors des scènes de groupe.
Elle amène beaucoup d’humanité mais aussi une forme de
résistance, ce qui m’importe énormément dans cet univers
bien sombre.
Jennifer Gold vient du monde du cabaret. Elle est danseuse
et actrice, et joue la star du jeu. Elle n’a pas peur d’habiter
les contradictions de son personnage, prise entre un désir
de paraître et de plaire, et des blessures plus profondes
et secrètes. Avec elle, je revisite la figure mythique de la
showgirl, de Marilyn à Verhoeven en passant par Bob Fosse.
Pour le personnage de Lena, la petite comique du jeu, j’ai
fait appel à Lou-Chrétien Février. Par ailleurs metteuse en
scène, elle connaît intimement le langage théâtral, et peut
aller dans un style de jeu très performatif, avec une énergie
de haut voltage.
Charles-Henri Wolff est le dernier acteur que j’ai trouvé,
miraculeusement. Il joue le père et le créateur du jeu,
« Big Daddy », et possède l’humour, la folie et la précision
nécessaires au personnage. Il a une conscience globale
de la dramaturgie de la pièce – ce qui est génial pour un
personnage de créateur – et sait lui donner cette énergie
si particulière, qui vient de l’angoisse, en l’utilisant comme
moteur et force créatrice.
Tous les acteurs ont mis d’eux-mêmes dans les
personnages et se sont investis avec joie et intensité dans
ce travail commun, mené avec l’ensemble de mon équipe,
qui a été extraordinaire.
Après les réseaux sociaux (Facebook dans 2 ou 3 choses que je sais de vous en 2016, Instagram dans _jeanne_dark_ en 2020), vous abordez dans Daddy l’univers du jeu vidéo. Les questions numériques, encore relativement absentes des plateaux de théâtre, sont-elles le fil rouge de votre projet artistique ?
Ce n’est pas le numérique en soi qui m’intéresse. Je suis
toujours à la recherche d’une forme qui me permette de
faire pleinement du théâtre, avec les deux pieds dans le monde d’aujourd’hui. Dans _jeanne_dark_, j’organisais
la rencontre de deux publics : celui qui est dans la salle
du théâtre et celui qui est devant son téléphone. Dans le
contexte du confinement, les gens avaient l’impression
que l’avenir du théâtre était numérique, qu’il fallait innover,
avec ce fantasme de la technologie comme progrès.
Beaucoup ont vu le spectacle comme une proposition pour
un nouveau théâtre, sans en saisir les enjeux en termes
de liberté. En utilisant un réseau social comme Instagram,
on se retrouve sur le territoire d’une multinationale. Ces
espaces numériques ne sont pas du tout démocratiques.
Ce sont des espaces de contrôle et de censure, comme
nous l’avons expérimenté à de nombreuses reprises
avec _jeanne_dark_. Ils ne sont pas encadrés par des lois
débattues en commun, mais par des chartes d’utilisateurs,
des guidelines, qui visent en réalité beaucoup moins à
protéger les utilisateurs que la marque, la réputation et les
intérêts financiers de l’entreprise. À partir du moment où
on veut utiliser un jeu ou un réseau social, on est obligé
d’accepter l’intégralité de sa charte, sinon on ne rentre
pas. Les décisions sont opaques, tout est orienté vers
le marketing et la promotion de soi. Daddy aborde cette
question du digital d’un point de vue critique, en mettant
le doigt sur la marchandisation extrême des corps qui a
lieu via les espaces numériques, et qui prépare les jeunes
personnes à l’abus.
La pièce parle de pédophilie, en la mettant en scène dans un contexte très actuel. Est-ce que vous faites du théâtre politique ?
La question que je me pose est plutôt la suivante : comment
donne-t-on à voir les choses ? Est-ce qu’on fait justice
à la réalité, ou bien est-ce que notre récit escamote une
partie du réel pour ne pas déranger celles et ceux qui ont
le pouvoir ?
On est à l’Odéon 6e, qui est un lieu de pouvoir
et de prestige, et j’y pense forcément quand je crée la
pièce. Les fictions contemporaines représentent souvent
les classes sociales de manière isolée : on est soit plongé
dans le microcosme de la bourgeoisie, soit confronté aux
difficultés des classes populaires. Ces deux perspectives
créent un confort chez le spectateur de théâtre, souvent
bourgeois : le confort de l’entre-soi, une bourgeoisie qui
se regarde elle-même avec complaisance ; et le confort
de la bonne conscience bourgeoise, qui s’intéresse, le
temps d’un spectacle, aux problèmes des pauvres. On vit
de manière cloisonnée, chacun dans son monde, et cela
ne nous permet pas d’envisager les choses de manière
politique.
Pour revenir à votre question, c’est la question de l’abus
sexuel sur mineur.e.s qui est politique. On est tous et toutes
tellement éduqué.e.s à détourner le regard, à ne pas réagir,
à ne pas mettre en place des cadres qui permettraient
que ça n’ait pas lieu. L’abus sexuel sur des enfants et
adolescent·es est quelque chose de très répandu (les
chiffres disent trois enfants par classe) et les personnes qui
le commettent sont souvent parfaitement insérées dans la
société. C’est d’ailleurs le cas de mon personnage, Julien,
qui est jeune, a tout ce dont on peut rêver et correspond
au canon de réussite sociale. Je pense qu’un premier pas
pour aborder cette réalité est de l’envisager non comme
une monstruosité, mais comme quelque chose de commun,
dans sa double acception : « qui arrive souvent » et « qui
concerne tous·tes les membres de notre société ».
- Propos recueillis par Raphaëlle Tchamitchian, le 25 janvier 20
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