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Cyrano de Bergerac

+ d'infos sur le texte de Edmond Rostand
mise en scène Denis Podalydès

: Entre rêve et réalité

par Emmanuel Bourdieu

Une des caractéristiques de Cyrano de Bergerac est la singularité de sa relation au réel, entre rêve et réalité, roman et conte, entre la clarté d’un monde de représentations imaginaires, de pures idées romanesques et les ombres, les souffrances, les zones obscures de la réalité, de l’histoire, ceci sans jamais basculer complètement d’un côté ou de l’autre, sans jamais perdre contact ni avec la prose du réel, ni avec les fantaisies de l’invention poétique. Cyrano est un personnage de conte, parce qu’il est, totalement, excessif, parce qu’il « exagère », parce qu’en toute chose, il introduit un passage à la limite et, par conséquent, une tendance à diverger par rapport à la réalité.

Le premier excès de Cyrano est phy- siologique : Cyrano est d’une laideur incomparable, sans mesure, son nez n’est pas seulement grand, ni même très ou trop grand, il est mons- trueusement grand, au point de se demander s’il est un nez ou s’il est autre chose. De ce premier excès, constitutif, découle une première contradiction, constitutive du personnage : Cyrano est un homme, non pas seulement laid, mais d’une laideur quasiment inhumaine, un homme que sa laideur rejette hors de l’humanité. À cet excès subi s’ajoute un excès choisi, celui du « système » qu’« après avoir erré dans un méandre », Cyrano s’est, à lui-même, prescrit, pour tout ce qui dépend de lui : « être admirable en tout, pour tout ». À nouveau, Cyrano échappe à la réalité, parce qu’il l’excède, parce que, bien loin d’accepter le destin d’effacement que lui suggère sa laideur, il se constitue lui-même en héros – et, natu- rellement, pas en héros ordinaire : il passe les bornes de l’héroïsme possible, s’érige en héros de roman. Ses exploits sont sans mesure, ils dépassent l’entendement et touchent à l’invraisemblable, ne sont pas à échelle humaine : il se bat à un contre cent, il se bat contre des géants, il affronte les limites de la condition humaine, tirant l’épée contre la mort elle-même.

Ses amours portent l’empreinte de la même démesure : lui, le plus laid des hommes, aime – « c’est forcé » – « la plus belle qui soit », la plus fine également, une créature d’une perfection à peine humaine dont, sans surprise, il découvre à la fin qu’elle est, elle-même, une « héroïne » (« la précieuse était une héroïne »). Cyrano est un per- sonnage générateur de conte, parce qu’il nie tout bonnement le réel, parce qu’il le néglige, parce qu’il nie la résistance de la matière, son inertie, « la masse élémentaire », parce qu’il refuse de tenir compte des vicissitudes et des nécessités qui font la condition humaine, parce qu’il méprise l’obstacle, parce qu’il fait comme si la réalité n’existait pas, comme s’il évoluait dans un monde où seule sa volonté avait force de loi et où tout le reste pouvait être changé, ce qui est, très exactement, la définition de la fiction ou de l’imaginaire. C’est un Don quichotte, conscient, méthodique qui, loin de vivre dans l’illusion, prétend soumettre la réalité à sa volonté, mesure parfaitement l’énormité de la chose, et y parvient. Au total, la combinaison de ces deux excès contraires, l’un subi, l’autre choisi, produit un mélange détonnant, qui fait de Cyrano une formule de conte singulière, un extraordinaire principe de mer- veilleux, de divergence, de subversion, agissant au cœur même du réel.

Cyrano, le conteur, le grand inventeur de fantasmagories lunaires et d’odyssées imaginaires est, dans cette mesure, lui-même un personnage de conte, une formule de fiction. Le maître de « l’art de la pointe » est, lui-même, une de ces pointes extrêmes, un de ces oxymores, que les poètes du temps, libertins ou précieux, aimaient à placer, tel un ultime ornement, à la fin de leurs ballades ou de leurs épigrammes : âme noble dans un corps vulgaire, parfait amant parfaitement laid, amoureux courtois inapte à l’amour, chevalier à l’ignoble figure. Cela dit, en dépit du goût de son auteur pour « les contes bleus » et « les rêveries poétiques », Cyrano de Bergerac n’est pas un conte de fées. Cyrano n’est pas un héros de papier, une simple formule, une pure fiction, une vue de l’esprit. il ne vit pas dans un monde idéal, sans inertie ni souffrance, qui ne serait là que pour servir de cadre à l’accomplissement de ses exploits. il n’est pas un héros dans l’absolu mais un héros malgré, en dépit de son inscription matérielle douloureuse, de sa pauvreté de « poète crotté », de ses blessures de soldat téméraire, de sa souffrance d’amant impossible, de sa fin infa- mante (tué par une bûche, lancée, dans son dos, par un laquais), de sa laideur obscène, enfin, qui lui reste, irréductible, comme une ultime et ineffaçable marque d’indignité, sinon d’inhumanité, alors même qu’il se sait aimé :
« non ! car c’est dans le conte / que lorsqu’on dit : Je t’aime ! au prince plein de honte, / il sent sa laideur fondre à ces mots de soleil... / Mais tu t’apercevrais que je reste pareil. »

La grandeur et l’humanité même ne sont jamais données à Cyrano, au contraire, elles lui sont, sans cesse, refusées et sont, pour lui, toujours à conquérir. Son héroïsme est le fruit d’une lutte, d’une révolution permanente. À l’inverse, ses souffrances ne sont pas des souffrances de conte de fées, n’ont rien à voir avec la langueur poétique et littéraire d’un berger de L’Astrée. « L’impatience » que lui causent ses limites le fait même parfois sortir du rôle de héros blanc qu’il voudrait toujours tenir. Au début de la pièce, en particulier, avant qu’il ne découvre grâce à la rencontre de Christian et à l’invention de la chimère qu’ils vont former tous deux une manière de témoigner, sous le masque, son amour à sa cousine, Cyrano est d’une instabilité inquiétante, constamment pris d’accès de fureur et d’amertume qui le rendent injuste, violent, excessivement méchant, et lui font presque perdre, par moments, sa grandeur d’âme, son panache.

Cyrano n’a pas la perfection lumineuse, l’impeccabilité tranquille d’un héros de conte. Jusqu’à la fin, il se bat contre les limites que lui impose, malgré tout, sa condition contradictoire. Le chevalier à l’ignoble figure sait qu’il va perdre, à la fin, misérablement. il le sait, mais il se bat quand même, le sachant. La grandeur de Cyrano est indissociable de sa misère, son héroïsme presque surhumain de sa monstruosité quasi inhumaine. Cyrano est grand, Cyrano est sublime, non dans l’absolu, mais en ce qu’il surmonte ou plutôt en ce que, jusqu’à la fin, il s’évertue de toutes ses forces et en vain à surmonter les limites que lui impose son humanité misérable. Cyrano de Bergerac est un conte, mais arraché à la souffrance, à la matière, par la force d’un orgueil immense, déraisonnable, humain.

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