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Bal masqué

mise en scène Marie-José Malis

: Note d’intention

Par Marie-José Malis

En montant la pièce, on ne peut que penser aux deux mises en scène qui en furent les assomptions sublimes : celle de Meyerhold en 1917 pour les théâtres Impériaux de Saint-Petersbourg et celle de Vassiliev à la Comédie-Française en 1991. La mise en scène de Meyerhold fut la dernière mise en scène du génie russe avant la révolution. Rétrospectivement, il la baptisa son «adieu aux rideaux», car ensuite vint la grande aventure du constructivisme et la mise à bas du faste théâtral au profit d’une machine révolutionnaire. Dans la mise en scène de Meyerhold tout était exceptionnel, les décors en effet où dominaient les rideaux somptueux de Golovine, le nombre des figurants : 250, la musique de Glazounov et de Glinka, le choix de faire entrer la pantomime dans l’esthétique de la pièce pour en faire un conte fatal où le grotesque imposait sa dimension fantastique, métaphysique et funèbre. C’était juste avant octobre 17, Meyerhold une fois encore montrait le poison fastueux d’une société impériale pourrie jusque dans son âme. La mise en scène de Vassiliev était sans doute un dialogue avec cette mise en scène première et fondatrice. Elle permit que nous recevions la seule traduction en vers de la pièce, celle qu’établit André Markowicz et qui est un coup de maître.


Depuis 30 ans, la pièce n’a pas été jouée. Sans doute parce qu’elle est une sorte de pièce inaccessible aux moyens actuels du théâtre. La dimension de la mise en scène de Meyerhold dit à quelle échelle se situe la force de la vision de Lermontov : les bals, la ronde infernale des scènes empoisonnées, salles de jeu, fêtes, salons etc. En la lisant, je ne pouvais que sentir mon cœur brûler pour un âge du théâtre où ce rituel-là était possible : cette splendeur aveuglante, cette immense force du théâtre qui mettait sous les yeux de l’humanité sa cérémonie funèbre, la valse irrépressible de ses mystères.


Mais je sentais aussi qu’une chose était irréductible à la pièce : la puissance de ses figures, le jeu qu’elles demandent aux acteurs. Et je me suis dit que je pouvais tenter de la réduire à ça : à cette pure carburation des acteurs en proie à un tourment comme peu de fois le théâtre a su en machiner. La pièce, André Markowicz le dit très bien dans l’examen de la prosodie lermontovienne, est une frénésie de registres : sublime, trivial, sauvage, lyrique à en brûler, métaphysique, grotesque, satirique, c’est une pièce qui a le diable pour dramaturge. Et le diable est le meilleur allié des acteurs : il leur demande des bonds hors d’eux-mêmes, des folies pures, des artefacts surréalistes. Et c’est aussi tout simplement une pièce belle, d’une beauté qui vous fait plier les genoux, une pièce romantique, un mélodrame, où l’amour et la pureté tiennent le flambeau de leur deuil. Une pièce d’amour pour les personnages, de haute identification, de transport vers les deux héros : Arbenine et Nina.


J’avais dans mon cœur le désir de faire un spectacle dédié au théâtralisme : le théâtre qui se voit, le théâtre qui met littéralement l’humanité hors d’elle-même, par le transport de ses acteurs. Et je pense que la pièce permettra, parce qu’elle est génialement un désir de ce que le théâtre peut dire du malheur des hommes, que nous la traitions ainsi : comme une brûlure intime, dans la réduction affamée d’une petite scène et d’un petit proscenium, avec le feu braqué sur les visages et les corps de fièvre des acteurs et sur le moindre émoi des âmes.


C’est une pièce qui se lit à tombeau ouvert. À chaque étape, comme au guignol ou au mélodrame, on voudrait crier à Arbenine : pitié, n’y va pas, arrête-toi ! et cela met les larmes aux yeux. C’est à ça que le théâtre nous invite : à l’effroi et aux larmes, peut- être plus encore que dans la tragédie grecque, par les moyens du sentiment et de l’amour. Mais Arbenine y va, il veut sonder la structure du destin. Il est Œdipe et Othello, il est aussi une invention, celle d’une solitude encore plus radicale, la solitude de l’homme qui ne croyait pas à son bonheur.


C’est ainsi que je le vois, entre autres, splendeur atroce d’un homme imaginé pour nous dire que dans un monde pourri même le bonheur reçu, vécu, ne peut être cru. La pièce a une force fatale unique, elle est course dans la ténèbre du malheur et cette fureur est à la hauteur de ce que l’homme est en droit d’espérer. Il y a une phrase qui m’obsède, elle est d’Arbenine : « non, pas même le Diable, n’a le droit de se moquer de mon amour ». Pour moi, elle est une des clés du texte. Cet homme qui commet un acte ignoble, qui tue avec calcul et pour en contempler la rature, la plus belle chose que la vie puisse donner, le fait peut-être parce que la souillure d’un ricanement est venue altérer cette grâce, le rire même de Nina qui ne prend pas au sérieux ses soupçons, et parce que rien n’échappe à l’Histoire de ces hommes déchus ; il le fait peut-être au nom de ce que sont l’amour et la grâce : un autre endroit du monde, incorruptible, un endroit qu’on ne peut arracher à l’homme sans qu’immédiatement il devienne plus que mort, une bête sans visage, un néant jeté dans l’horreur. Bien sûr, c’est fou, mais c’est une malédiction dont nous devons tous répondre : si Arbenine est un Othello sans Iago, s’il sent dans son cœur le poison qui défigure la croyance, c’est qu’il est fils d’une terre maudite où nous n’avons rien sauvé de l’espérance. À cet égard, Lermontov est sans pitié, le monde du Bal Masqué est un monde de Désespérés, de Damnés, et Nina y est une extra-terrestre.


Je ne dis pas que j’aie compris l’énigme. Je ne le crois pas. La pièce est un mystère sardonique. Elle est nécessaire, elle nous pousse à l’os et je crois que c’est une énigme métaphysique autant qu’une condamnation politique. Je crois par exemple que ce mystère se cristallise dans le jeu. Que viennent chercher les joueurs, si ce n’est l’os du réel, là où la structure de la réalité se retourne et ricane ? Arbenine a vu dans les yeux la face même du néant, du Hasard brut, il est un aventurier de l’esprit, de la solitude moderne, il est un de ceux qui nous apprennent que le malheur, l’inévitable malheur, le point de réel ne se relève pas dans l’humanité. Qu’il se rencontre et puis c’est tout. Et après, quand on y a accosté, il faut ouvrir la porte de l’impensable.


Et c’est de cela que le théâtre nous parle. L’humanité vient y entendre les histoires de son malheur, de sa condition qui fait d’elle une substance tragique. L’humanité vient voir ses sœurs et ses frères si beaux, s’allumer comme des doubles rêvés et porter à incandescence l’histoire de ses deuils, de ses méprises, de sa sauvagerie, de ses fatales embrassades avec ce qui n’a pas de sens, n’aurait pas dû être, nous fera toujours pleurer, nous étonner d’effroi et regretter. Avec tout ça, je me dis que je peux aller vers mon propre rêve : il est une enfance; un théâtre discret, au sens de naïf, où l’immense clameur de cette pièce peut trouver un berceau ardent et petit. Petit, vraiment, et tremblant pourtant d’audace et d’émoi. Notre cœur d’acteurs. Notre plateau retenant son feu dans l’étroitesse de ses planches. Et vat ! Le théâtre, il doit être fou s’il veut encore raconter des histoires pareilles.


Là, je prends le risque, le risque d’être un vermisseau, et de mon impudence, qui sera laideur, ridicule et offense si je rate, j’en suis consciente, là où mon rêve espère répondre à la splendeur par une beauté simple, une eau poignante et primitive. Mais maintenant, je me dois de ne pas y penser. J’avais pour idée que le théâtre nous manque. Je voulais aller le chercher, et il me semble qu’il faut aller loin et avec pour projet d’essayer de redevenir élémentaires.

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