: Très cher Bachelard
Par Pierre Meunier
Je veux te dire à quel point tu comptes encore aujourd’hui pour moi dans tout ce que
j’entreprends et recherche depuis ce jour d’avril 1990, où j’ai découvert ton livre L’Air
et les songes, alors que nous étions en pleine création de la Volière Dromesko, au
bord du lac Léman à Lausanne. Il faut croire que j’étais mûr en ce temps-là pour recevoir dans toute sa force soulevante la puissance poétique à l’oeuvre dans ta pensée.
Elle m’a donné l’audace de cette « rêverie active » dont tu parles avec tant de sincérité et d’enthousiasme communicatif. Jamais aucun livre ne m’aura autant transformé,
m’ouvrant la voie d’une écriture théâtrale fondée sur une relation vivante avec les
éléments et la matière. Cette rencontre avec toi s’est enrichie au fil du temps de
lectures nouvelles de ton oeuvre si salutaire de « dormeur éveillé », venant féconder
recherches et spectacles autour de la pesanteur, du ressort, du tas, du minéral, du
langage, de la vase....
D’abord seul, puis avec Marguerite Bordat, nous nous sommes laissés guider par
la dynamique de l’imaginaire déclenché par la présence de ces matières mises en
jeu, espérant chaque fois dépasser les apparences pour « découvrir le monde en
ses substances », et partager avec le public cette revalorisation joueuse, politique et
poétique du déconsidéré.
Mais, pauvre Gaston, tu serais effrayé de constater l’état de notre planète aujourd’hui, 60 ans après ton départ... Au regard de la dégradation inéluctable des
conditions d’existence de tout organisme vivant, ton hymne enthousiaste aux éléments résonne comme l’épitaphe visionnaire d’un monde en train de disparaître en
s’auto-détruisant. Ce n’est qu’en nous éloignant d’eux, que nous avons pu ainsi les
maltraiter. Il faut que tu saches que rien n’est épargné. L’air, l’eau, la terre, sont empoisonnés en des proportions si alarmantes qu’ils nous contaminent à leur tour et
que nous devons maintenant nous en méfier et nous en protéger comme de substances hautement toxiques...
Bien sûr, tout celà était en marche de ton vivant, mais les conséquences possibles ont
longtemps été tenues pour négligeables. Aujourd’hui, personne ne sait vraiment ce
qui nous attend. Le pire est de plus en plus souvent évoqué. Au sein de ce désordre
grandissant, l’accord heureux que tu n’as cessé de chanter entre l’air, l’eau, le feu, la
terre et notre présence éveillée semble bien menacé...
Rassure-toi, nous n’allons pas nous laisser plomber par ce constat, si accablant soit-il.
L’adversité nous a toujours davantage stimulé qu’abattu. Nous allons rassembler nos
forces et travailler à la restauration d’un lien de gratitude envers cette nature malade,
et tu vas nous y aider.
C’est plus que jamais le moment d’honorer ton élan de poète penseur, de doper nos imaginaires à la dynamique transformante de ton regard. Le redéploiement de nos imaginaires !
Nous allons faire entendre tes mots, refaire avec toi le chemin de l’intime rêverie à la réflexion lucide et engagée, revivifier un intérêt profond et sensible pour ce qui nous entoure et nous permet de vivre. Toi, le malicieux philosophe, tu te doutes bien qu’il ne s’agit en aucun cas d’une leçon, ce que tu craignais par-dessus tout ! L’humour sera bien là pour déjouer toute tentative de gravité mal placée.
À propos de résonnances, j’exprimerai à haute voix les réflexions que me suggère ta pensée, histoire de poursuivre entre nous le dialogue entamé il y a bientôt trente ans. Comme si je répondais en direct à tes propos. Et la musique ! L’écoute de cette « relation invisible mais concrète, entre sons et silences, timbres et résonances », comment ne pas lui faire une place de choix dans cette tentative de réveil sensible au monde ?
Noémi Boutin, violoncelliste, et Jeanne Bleuse, pianiste, deux femmes virtuoses hautement inspirées en rêveries musicales contemporaines ou plus anciennes dia - logueront avec toi, avec tes « mots-son ». Nos voix vont se mêler, se répondre, se provoquer, chanter et jouer ensemble la partition respirée de cet oratorio dédié aux quatre éléments.
Pour qu’un tel moment ait lieu, les spectateurs seront proches de nous, ils nous entoureront, afin que nous puissions leur faire éprouver facilement l’acoustique non
amplifiée des instruments, le mouvement de l’air, la liquidité de l’eau, la chaleur du
feu, l’odeur de la terre...
À ceux qui vont craindre que la pensée d’un philosophe ne soit intelligible aujourd’hui
qu’à un public érudit et spécialiste, nous leur répondrons qu’un premier essai en
2014 autour de ta Psychanalyse du feu, avec Jeanne Bleuse, pianiste, Freddy Kunze
en pompier pyromane, et moi-même en lecteur, nous a permis de découvrir à quel
point ta langue s’adresse à nous, au vu de la réception du public saisi et concerné
par cette réflexion poétique et musicale sur le feu. Cette réaction très positive nous a
donné une grande confiance pour envisager ce nouvel opus.
Cher Bachelard, nous espérons être à la hauteur du défi théâtral que tu nous inspires. En répondant à notre manière à l’invitation d’une rêverie active et engagée, que tu nous as transmise avec tant de générosité, nous souhaitons, avec notre quartet, don- ner à penser et à sourire en ce temps de nécessaire et urgente réinvention de notre présence au monde.
Avec ma gratitude la plus sincère, la plus durable.
- Pierre Meunier
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