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Andromaque

+ d'infos sur le texte de Jean Racine
mise en scène Anne Coutureau

: AIMER RACINE / Tant de classicisme pour tant de modernité !

Quel étonnement qu’une œuvre tragique composée en 1667, imprégnée de rigueur janséniste, soumise aux règles drastiques de la dramaturgie classique et de l’alexandrin, et destinée à un jeu intégralement codé, ait produit un théâtre ultime de la brutalité, de la sensualité et du chaos ! Un théâtre si profondément jouissif !
Tant de règles pour tant de liberté !
Tant d’artifice pour tant de vérité !
Tant de culture pour tant de nature !
Tel est le miracle de l’écriture de Racine ; mais cet univers prodigieux, qui touche la perfection, a besoin d’être troublé pour prendre forme humaine, et contemporaine.


Les trois siècles et demi d’études sur Racine ont fourni toutes sortes d’éclairages passionnants et maintes raisons d’être ébloui par son génie mais ce qui me frappe le plus, malgré la distance — celle des mœurs, de la langue, du folklore mythologique, c’est l’évidence de notre proximité avec les personnages.
Je cherche à comprendre.
Eduqué à Port-Royal, Racine est façonné par la morale janséniste : l’homme est une créature déchue, solitaire et malheureuse, dépassée par sa nature, incapable de se connaître ni de savoir ce que le ciel attend d’elle. La vie est impossible. La condition humaine est tragique ; la tragédie est une juste représentation du monde.
Dans Andromaque la dramaturgie suit la même logique inexorable : la loi du désir entraine les personnages d’acte en acte, vers leur perte certaine. La dimension tragique est ainsi prise en charge, dès le départ, par le registre et la dramaturgie.
Cette parfaite utilisation littéraire a le grand intérêt d’éviter tout didactisme, ce qui ouvre une vaste étendue de possibles. Je m’explique : en voulant montrer la puissance des « instincts » sur la créature humaine, Racine fait entrer la nature sur le théâtre et libère ses personnages du discours qui mettrait en valeur la grandeur de leur conscience morale. Il les offre aux mouvements de leurs désirs profonds ; nus, démunis, submergés. L’orgueil héroïque cornélien qui se connaît et se contemple, animé de nobles ambitions, s’est transformé en orgueil blessé, gouffre irrationnel dans lequel Racine puise la sensibilité de ses personnages, héros humanisés et fragiles, propres à nous toucher.


On sait par ailleurs que Racine avait une pleine connaissance du modèle aristotélicien : si la tragédie doit être édifiante, ce n’est pas en donnant une leçon de morale mais en rendant sensible aux malheurs des héros qui, pour ce faire, doivent être ni bons, ni mauvais. Cette absence de manichéisme, susceptible d’alimenter les ambiguïtés (qui font les délices de l’interprétation), oblige Racine à clarifier ses positions. Il s’en explique dans toutes ses préfaces, revendiquant une morale à échelle humaine qui, là encore, remporte naturellement l’adhésion du spectateur.


On dit que Racine a inventé une « psychologie de l’amour », je crois plutôt qu’il avait une connaissance fine de la psyché humaine et qu’il savait à quel degré d’aveuglement peut mener l’expérience amoureuse. Rejoignant la pensée janséniste selon laquelle l’homme ne peut connaître réellement les motivations de ses actes, il peint des êtres prisonniers de leurs affects, de leurs désirs, de leurs pulsions, comme s’il avait deviné l’inconscient. Des êtres néanmoins attirés vers un ailleurs nébuleux fait de dépassement de soi, de courage et d’idéal.


Ainsi, le personnage racinien, délesté de tout didactisme, insatisfait, vulnérable et aveuglé, esseulé dans un monde au Dieu absent, semble être le parfait reflet de l’homme contemporain et entretient dès lors un questionnement plus anthropologique que moral.
Si l’homme est dirigé par son désir, peut-on être libre en y étant soumis, ou, plus largement, en étant soumis à sa nature ?
Dans Andromaque, le désir amoureux, qui ne s’attache qu’à la possession de l’autre, de son corps, de sa vie, de « l’air qu’il respire », sans négociation, sans consentement, quoi qu’il en coûte, jusqu’à l’abolition totale de la distance, jusqu’à la fusion et la destruction, ce désir violent, de quoi est-il le désir exactement ? Ce qui est attendu dépasse sans aucun doute ce qu’un être humain est en mesure d’offrir à un autre. Si ce désir est sans fin, si le combler est impossible et que le vide intérieur est insupportable, la situation – celle de la condition humaine, serait-elle donc, en effet, tragique ?
Comment ne pas s’abandonner à la sauvagerie ou au désespoir ? Le divertissement, l’aveuglement, la spiritualité, l’acceptation, l’indifférence sont-ce des réponses acceptables ?
Comment la société moderne tente-t-elle de répondre à cette quête ?


Tant de tragédie pour tant de joie !


Andromaque est un succès le jour de sa première. Un succès ininterrompu, depuis plus de trois siècles. Ce n’est pas le plus petit paradoxe du « dossier » Racine que son théâtre offre un plaisir si intense aux spectateurs qui, en l’occurrence, assistent à la mise à mort, précédée de longues et éprouvantes séances de torture, de personnages jeunes et innocents.
Effet de la tragédie ? de la catharsis ? de la poésie ?


Les personnages d’Andromaque n’ont pas spécialement de goût pour la tragédie, eux, ils n’ont pas été éduqués à Port-Royal, ils aiment et veulent vivre. Ils ne sont ni mélancoliques ni neurasthéniques, mais vibrants, ardents, désirants. (Sinon, précisément, ce ne serait pas tragique). Ils déploient une formidable puissance de vie, d’autant plus formidable qu’elle est contrariée. La dimension tragique agit donc comme un révélateur dramaturgique nécessaire, et non comme une réponse morale et une fin idéologique. Pour le dire autrement, en lapalissade, tant qu’ils ne sont pas morts, ils sont bien vivants. Furieusement, intégralement vivants ! Ils dégagent une force dynamique qui nous entraine irrésistiblement !


Dans un style qui n’est pas dénué d’humour. Ignorant leurs motivations souterraines, les personnages revendiquent de multiples raisons extérieures (devoirs politiques, missions diplomatiques, conflits historiques entre Grecs et Troyens, etc.), et s’enveloppent fièrement de justifications éthiques dans lesquelles, pour nous qui les perçons à jour, ils s’enferrent de manière comique. L’aveuglement est un principe théâtral délicieux et la mauvaise foi des amants tient tout le théâtre de Marivaux et de Feydeau !


Mais l’une des principales sources de plaisir pour le spectateur — comme pour l’acteur, vient sans conteste de la langue. Malgré la complexité (et la contrainte) de sa structure, malgré son vocabulaire vieilli, la langue de Racine est facile à comprendre. Comme chez Baudelaire qui l’admirait, chaque mot est à sa place. Si la vérité est l’adéquation entre le mot et la chose, on peut dire que le style de Racine fait « entendre la vérité ». Une vérité à la fois sensible et esthétique, mystérieuse et claire. Par la correspondance limpide du fond et de la forme. Effet remarquable du génie : ce n’est pas la personnalité brute de l’artiste qui touche mais la grâce de la simplicité.


Qu’il l’ait voulu ou non, le style de Racine sublime la tragédie, la souffrance et la mort, au point que son théâtre, totalement étranger à la tristesse et la demie mesure, loin de nous accabler, s’impose comme un éloge du désir, une incitation impérieuse au risque d’aimer et de vivre.

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