: Tout est fragment, énigme et cruel hasard
Entretien avec Patrick Kermann
Depuis les Grecs anciens jusqu’à nos jours, en passant par Shakespeare où
les spectres ne sont pas en reste, le théâtre est, par essence, un art de la
mort, un art de faire parler les morts. Il est tout à la fois dévoilement et
masque. Ajoutons à cela l’acteur qui meurt sur scène tout les soirs, la
représentation éphémère, par définition, et la mémoire du spectateur, non
moins éphémère… Art de la mort et de la trace, poétique du fragment.
Fragilité de la mémoire vivante !… De ma première pièce – The Great Disaster – à la dernière en cours, je ne cesse de donner la parole à ceux qui
sont morts. La question de la Shoah n’est sans doute pas étrangère à ce
fait. Elle constitue selon moi, le noyau dur et secret de mon écriture. Que
peut-on écrire après une “coupure historique et philosophique” aussi
radicale, aussi irréconciliable ? Quelles formes sont encore possibles ?
Quelles figures inventer ?… Moi, j’ai choisi de faire parler les morts.
…
L’ensemble de ces formes d’expressions accumulées constitue une vaste
interrogation de la langue, sur ce qu’il reste d’une langue incarnée,
individualisée, quand l’Histoire est passée par là. Chez moi, c’est d’abord la
langue qui parle, la langue-corps, sans jamais passer par le filtre de l’unité
psychologique du moi. Quand j’écris pour le théâtre, je n’ai pas d’image du
plateau : j’écris avec des mots, pas avec des contraintes de situations et de
personnages, de caractères et de conflits codés, pas de dramaturgie
traditionnelle et immédiatement lisible. D’ailleurs, je ne discute jamais du
sens de mes textes avec les metteurs en scène ou les comédiens. Je
délègue le sens. C’est mon éthique ou peut-être ma névrose… J’écris avant
tout de la langue. Homme, femme, je ne sais pas qui parle.
Mes figures n’ont pas de visage, pas de nom, pas de sexe, ni généalogie ni
destin assignable. Ce n’est qu’après coup qu’on peut, si l’on veut, leur
conférer un semblant d’identité. Quand la langue en moi se fait impérieuse,
irrésistible, et commence à s’écrire, je ne sais pas très bien “qui” parle, mais
je sais en revanche quel “rythme”, quelle forme rythmique parlent. Car la
langue est toujours celle d’un corps rythmique, une langue étrangère qui ne
dit pas le monde mais sa distance irréconciliable au monde.
Souvent monstrueuse en sa syntaxe, criblées d’anamorphoses indéfinies,
obscène au sens étymologique, elle est l’innommable, l’in-montrable, elle est
hors-lieu. Elle est même au-delà des catégories sexuelles d’usage courant
qui en restreignent la nature et la portée. Elle exprime néanmoins l’opacité,
parfois violente, du corps et la structure fissurée, fragmentée, de l’individu.
“Individu” au sens d’un combinatoire où tout se mêle : passé de l’humanité,
échos de la grande Histoire, histoire privée, culture, tradition…
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