Aigues-Mortes est une petite ville de Camargue, proche des Saintes Marie de la Mer. De nos jours, elle s’anime surtout l’été, grâce au tourisme. Les visiteurs affluent dans cette cité « chargée d’histoire » dont la mémoire visible est fixée dans les pierres de son architecture : les ruelles de la vieille ville, les remparts, et la fameuse Tour de Constance dans laquelle on enfermait, avant la Révolution, les femmes de religion protestante. La statue de Louis IX (« Saint Louis »), sur la place du même nom, rappelle que le roi « très chrétien » s’est embarqué à Aigues-Mortes, en direction de Tunis, pour une ultime croisade, dont il ne reviendra jamais.
Mais les historiens de l’immigration connaissent Aigues-Mortes pour une autre raison. C’est ici que le 17 août 1893 a eu lieu le plus grand « pogrom » (au sens du dictionnaire : « émeute accompagnée de pillages et de meurtres, dirigée contre une communauté particulière»), de toute l’histoire contemporaine de la France. Ce jour-là, les ouvriers italiens travaillant dans les salins ont été littéralement massacrés par la population locale. Bilan : 9 morts et une cinquantaine de blessés, selon les autorités français. 9 morts, 17 disparus et une centaine de blessés selon les autorités italiennes. Cet événement a marqué le paroxysme des violences anti-italiennes perpétrées en France au cours des années 1880-1890. Il a été à la une de l’actualité pendant plusieurs semaines, non seulement en raison de la sauvagerie de ce massacre collectif, mais aussi parce que les partis et les journaux transalpins s’en sont emparés pour alimenter une violente campagne contre la France, à une époque où l’Italie était l’alliée militaire de l’Allemagne.
L’affaire d’Aigues-Mortes a été à nouveau au cœur de l’actualité à la fin du mois de décembre 1893, au moment du procès. Alors que la culpabilité des 16 inculpés français avait été clairement établie par la justice, le jury populaire de la Cour d’assises d’Angoulême, cédant aux pressions nationalistes, a prononcé un acquittement général. Ce verdict, l’un des plus grands scandales judiciaires de l’histoire contemporaine française, sera accueilli avec consternation par le gouvernement républicain et relancera l’agitation anti-française en Italie.
L’affaire d’Aigues-Mortes illustre au plus haut point ce que j’ai appelé dans le Creuset français les « non-lieux de mémoire » de l’histoire républicaine. Le « pogrom » et le déni de justice qui l’a suivi ont été refoulés de la mémoire nationale, mais aussi de la mémoire locale. Le travail collectif de « repentance » n’ayant pas pu se faire, un sentiment diffus de culpabilité subsiste encore aujourd’hui à Aigues-Mortes, comme j’ai pu le constater en enquêtant sur place. Le fait que les Italiens aient été massacrés au pied des remparts de la ville, sous les yeux de Saint Louis rendant la justice, n’a jamais pu être véritablement assumé. Le pogrom du 17 août 1893 demeure comme la face sombre, la face cachée de la ville, qu’aucun son et lumière ne vient jamais éclairer durant les belles soirées d’été.
Du côté italien, les familles des victimes n’ont pas eu la possibilité d’accomplir leur « travail de deuil » puisque plusieurs corps n’ont jamais été retrouvés et que les cadavres identifiés ont été enterrés de nuit à Aigues-Mortes, par les autorités locales, au lendemain même des événements, par crainte que la population ne s’en prenne aux cercueils. L’ampleur du massacre et l’injustice du procès ont nourri un ressentiment durable en Italie. Dans la mémoire nationale italienne, Aigues-Mortes est devenu le symbole du drame des émigrants. L’événement a été longtemps exploité par la droite nationaliste. On dit même que Mussolini aurait confié à Hitler, lors du pacte signé entre les deux hommes en 1939, que lorsqu’il aurait envahi la Provence, son premier geste serait de raser Aigues-Mortes.

Plaquette saison 2010-11 - MC93 Bobigny