: Note d’intention de Stéphane Braunschweig - février 2008
Extraits d’un entretien avec Anne-Françoise Benhamou
Tartuffe est une pièce où on sent que tout est déjà traversé par un passé, un
passif. On peut bien sûr prendre la pièce dans son abstraction, mais on
peut aussi essayer de voyager dans ce qui traverse les personnages et ce
pourquoi ils en sont arrivés là. C'est une pièce qui commence dans la crise.
Est-ce que la crise de Madame Pernelle est démesurée par rapport à la
situation ? En tout cas elle recouvre quelque chose de paradoxal : alors
qu’elle dit que rien ne va plus, Orgon arrive en déclarant au contraire que
tout va bien depuis que Tartuffe est là. La pièce est l’histoire de quelqu’un
qui pense aller très bien sous l’emprise de Tartuffe, mais qui a en lui une
faille que la pièce va ouvrir. La question est alors de savoir de quelle nature
est cette faille, comment elle a été comblée avant, ce qui l’a causée, etc.
Même si tous les personnages jouent un rôle déterminant, pour moi le
personnage principal est Orgon ; je tourne autour de la maladie d’Orgon,
des symptômes d’Orgon. Il faut arriver à se raconter ce qui s’est passé avant
dans sa famille. Si on se raconte que sa première femme, celle qui plaisait à
Mme Pernelle, était une sorte de bigote, qu’il ne devait pas avoir une
relation très épanouie sexuellement avec elle, et que devenu veuf il a choisi
en Elmire une jeune femme avec un côté joyeux, sensuel, et que là tout
d’un coup il est sous une emprise sexuelle, on peut penser que c’est ça qui
déclenche la crise. Sur la base d’une peur du sexe, d’une culpabilité qui lui
est liée. Il faut bien que le discours de Tartuffe – qui dit tout le temps que le
sexe est la chose la plus horrible du monde – trouve une prise chez Orgon.
(…)
Molière n’écrit qu’avec ce qu’il est, ce qu’il vit. C'est partout. Par exemple la
question de la jalousie qui est un thème central chez lui, n’apparaît pas au
premier abord dans Tartuffe. Mais quand on plonge dans la pièce on
s’aperçoit que c'est là tout le temps… C'est comme une donnée de base de
la relation d’Orgon à sa femme. Molière jouait Orgon avec la matière
d’Alceste. Les personnages ne sont pas les mêmes, ils n’ont pas la même
histoire socialement mais il y a un fond d’être commun. Il les jouait
comiques, c'était une manière de mettre en jeu ses propres affects en les
démontant et en les ridiculisant. Je pense que jouer avait pour lui une
fonction thérapeutique.
Le monde a évolué, les moeurs évoluent, la morale aussi, mais la peur de
l’amour, la peur de ne pas être aimé, le désir de sauver l’autre, les situations
d’emprise, ce sont comme des invariants de la condition humaine
moderne. Et là, Molière, sous l’apparence de la légèreté et parfois de la
convention, est d’une profondeur inouïe. En travaillant hier la scène de la
dispute de Valère et Marianne, qui m’avait toujours paru la scène la plus
conventionnelle de la pièce, il apparaît une réalité et une profondeur des
sentiments amoureux tout à fait étonnante. Le roman est ce qui me motive
actuellement dans mon travail de metteur en scène, mais c’est aussi le
moyen de décaper la pièce du leurre de ses formes. De ses conventions.
La religion est un levier dans ce dispositif. C'est d’abord un contexte, un
contexte politique qui peut faire penser à ce qu’on vit aujourd’hui : les
rapports du pouvoir et du discours religieux. On a eu pendant quelques
années ce qu’on appelait le retour du religieux, et maintenant on a le retour
des dévots. Le pouvoir se remet à prendre appui sur ça – c'est
complètement nouveau ! Il y a des conséquences politiques, mais ce n’est
pas Tartuffe qui peut nous permettre de les aborder. Si on veut regarder ça
de façon plus politique, il faudrait plutôt aller voir du côté de Sainte Jeanne
des abattoirs, par exemple… Parce que là, la problématique est prise dans
l’intimité de Molière – c'est comme ça que je le vois. La religion est l’endroit
où la maladie d’Orgon trouve une échappatoire, c'est le couvercle qu’on
met sur la marmite.
Ce dont je parle en abordant le thème religieux à travers Brand, Mesure pour
mesure ou Peer Gynt, c’est toujours d’un certain rapport à la culpabilité, à la
souillure. Le monde dans lequel on vit – c'est un peu banal de le dire mais
c'est quand même aussi une réalité – est un monde hyper matérialiste et
qui touchant le fond de ce matérialisme rebondit sur un besoin de
spiritualité énorme. Pour moi l’un est absolument l’envers de l’autre, de
même que le cynisme est l’envers de l’idéalisme. Le besoin de spiritualité
est la face cachée du matérialisme.
(…)
Nous nous étions dit une fois que Molière vivait dans un profond
scepticisme, et que ce qui le protégeait du cynisme c’était une foi dans le
théâtre – là j’emploie un mot religieux parce qu’il n’y en a pas d’autre.
Croire que le théâtre permet de produire du sens ou de survivre à un monde
sans dieu. Et peut produire aussi ce qui résiste aux certitudes. Je me sens
proche de ça. La façon dont Molière tire sur tout ce qui croit, ça me
convient, je me sens en famille. Pas tellement avec ses problématiques de
jalousie mais avec les problématiques liées à la foi, au théâtre, au sens de ce
qui se joue par le théâtre, à la mise en jeu de l’intime et à la question de
l’amour comme une chose centrale – là, je me sens en famille.
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