: Carnet de notes
Dans un New York abstrait, nocturne, déconnecté
didascalie, Sallinger
Le New-York de Koltès est un New York littéraire. C'est le territoire de l'écriture et des histoires.
C'est aussi celui d'un fantasme commun où pourraient se croiser Taxi Driver, Coltrane, Basquiat, le
flingue de l'inspecteur Harry.
Pour ma part, mon album new-yorkais ressemble à peu près à ça : les travellings et plans
séquences en noir et blanc de Raymond Depardon, mon séjour à Harlem au niveau de la 125ème
rue pas très loin de la salle mythique de l'Apollo, Philip Roth, Cassavetes et Meurtre d'un bookmaker chinois, les flics en uniforme, Pollock au Whitney Museum, un tournage en novembre
2001 avec le réalisateur Santiago Otheguy, Kerouac, le Gershwin Hotel, les photos de Robert
Frank, Strawberry fields, l'image d'une ville érotique où l'on baise on fume et on boit…
Sallinger et Buenos Aires
Il existe toujours deux explications au choix d'un texte : l'une que l'on pourrait qualifier de raisonnable et l'autre plus intéressante à mon goût, qui relèverait de la rencontre amoureuse.
J'ai une longue histoire avec ce texte. J'ai tout d'abord joué le rôle d'Henry quand j'étais comédien.
J'ai eu un immense plaisir à raconter les filles sous la lumière rouge, orange ou bleue. Puis, nous
avons fait, avec entre autres, Céline Bodis, un projet de recherche autour de quelques scènes de
Sallinger sur le rapport entre Théâtre et Chorégraphie. J'ai compris lors de cette expérience que le
texte de Koltès, malgré ses influences cinématographiques, se rapprochait bien plus d'un poème
dramatique et d'une poétique du désir.
Et voilà qu'après avoir monté Jusqu'à ce que la mort nous sépare de Rémi De Vos à Buenos Aires,
le Teatro San Martin s'intéresse à ce texte et à ce projet. Je me suis alors dit que c'était sans
aucun doute le meilleur endroit pour revisiter l'oeuvre de ce poète. Non seulement parce que les
acteurs argentins connaissent peu les textes de Bernard-Marie Koltès et que nous allions travailler
sur un territoire vierge, mais aussi parce que ces mêmes acteurs ont une énergie, une précision,
une certaine folie des corps, qui répondent aux sentiments tragiques qui traversent la pièce.
Pour ma part, j’ai seulement envie de raconter bien, un jour, avec les mots les plus simples, la chose la plus importante que je connaisse et qui soit racontable, un désir, une émotion, un lieu, de la lumière et des bruits, n’importe quoi qui soit un bout de notre monde et qui appartienne à tous.
B.M. Koltès
stand up
Au départ, il y a cette famille qui explose après la mort du fils prodigue, Le Rouquin. Ce que décrit
Koltès dans cette chute qui suit toute explosion, ce sont des solitudes. Des êtres qui dans la
douleur et la colère de la perte, crient à la face du monde leurs confessions.
Ils ne se parlent plus depuis bien longtemps, mais viennent témoigner sur la scène de ce qu'ils
sont, ce à quoi ils aspirent, la frustration et les désirs. Et il s'agit bien de désir : Koltès est l'auteur
du désir, du souffle —sa filiation shakespearienne—, des corps, et d'une phrase qui ressemble à
un battement de coeur au bord de la rupture.
Dans ce contexte, le plus important est l'échange qui s'écrit au cours de la représentation entre
l'acteur et le spectateur.
Comme il en témoigne lors d'une de ses interviews, en parlant de la représentation de son oeuvre :
la scène pourrait être presque vide, à part l'acteur et le texte.
Sallinger est une matière à la fois brute et poétique. Une écriture rythmique, musicale. Koltès disait
qu'il aimait le jazz et le rap. Dans cette pièce, il y a cette dynamique, un tempo qui n'est pas sans
rappeler les coups de caisse claire du jazz, et la lourde rythmique d'un groupe comme The Roots.
C'est un mouvement très direct comme dans le stand up.
Cela me fait penser au Lenny de Bob Fosse : l'énergie de ce provocateur, joué par Dustin
Hoffman, qui bouscule sans fard la salle. On pourrait aussi rapprocher Al, le père dans Sallinger,
de ce vieux boxeur dans les premiers plans de Raging Bull qui raconte quelques blagues dans un
petit club minable.
l'image et le verbe
Quand j'évoque l'oeuvre de Koltès, je ne peux m'empêcher de parler du cinéma américain. Sans
doute parce que lui-même a passé plus de temps, selon ses dires, dans les salles obscures que
dans les salles de théâtre.
Sallinger a ce quelque chose dans l'écriture qui nous rapproche du 7ème art comme une
profondeur de champs, un cut brutal, la forme des ellipses et des plans séquences.
Mais après avoir capté une construction cinématographique, l'oeuvre joue avec les règles du théâtre. Il y a finalement peu de fiction. La dose nécessaire à la compréhension de la fable. Et tout se joue au présent.
Il choisit d'ailleurs de nous montrer - ou de démonter - les mécanismes de la fiction quand par exemple, Leslie décrit la manière de faire apparaître un flic imaginaire. Ou encore en faisant revenir le fantôme du Rouquin. Qui croira à l'existence d'un fantôme au théâtre… sauf si d'un commun accord nous acceptons d'être au théâtre.
de la tragédie shakespearienne
Koltès est sans doute l'auteur français du XXème siècle qui a le plus tiré parti de l'écriture
shakespearienne. Il pourrait être un petit-fils de William de par la syntaxe, la longueur des phrases,
le lyrisme - qui, selon moi, a toujours été une grande qualité - et cette manière si subtile d'écrire le
particulier avec le monde en perspective.
Nous pouvons rire de l'insolence d'un fantôme et être bouleversés par les errances de son frère,
un jeune acteur, mais il y a toujours, de manière sous-jacente, les forces de questions politiques
ou philosophiques.
Je sais que l'auteur s'en est défendu. Et tant mieux. La poésie des textes en aurait été altérée.
Mais c'est peut-être à cet endroit précis que naît le tragique chez Koltès. Dans cette volonté
d'écrire des histoires simples mais tellement poreuses à son temps.
Car ce qu'écrit Koltès, ce ne sont pas des drames mais des tragédies au sens le plus grec du
terme : un chemin qui mène à la mort. Et Sallinger ne fait pas figure d'exception dans l'oeuvre.
C'est une poétique tragique du deuil de la famille et de la guerre.
scénographie
Un espace simple où l'on voit la structure du théâtre : l'évocation d'un salon (un tapis, une vieille
lampe, le fauteuil d'Al, une chaise pour Ma), un morceau d'échafaudage pour un pont new-yorkais,
un cercueil rouge sur roulette pour le Rouquin, des mannequins démembrés pour le champ de
bataille… Une télé dont on ne voit pas l'écran et qui diffuse des infos en continu. S'il y a un
semblant de neige, elle tombe à vue.
Surtout ne pas cacher le théâtre. Le laisser nu.
musique
Avec Vincent Artaud, le compositeur avec qui je travaille depuis maintenant dix ans, nous avons imaginé pouvoir enregistrer avec medium band, un jazz lourd proche du film noir. Et parallèlement, nous travaillerons à une bibliothèque de samples avec un DJ dont les scratches et le son se rapprochent des groupes de rap des années 80-90.
Paul Desveaux
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