theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « Occident »

Occident

+ d'infos sur le texte de Rémi De Vos
mise en scène Frédéric Dussenne

: Deux billets pour Torremolinos

Ce qui arrive au héros d’une tragédie dépend des dieux ou du destin. OEdipe lutte avec courage contre l’inéluctable. C’est émouvant. Ça force le respect. Le anti-héros de la farce est - malheureusement pour lui - responsable de ses pitoyables mésaventures. Il aurait pu faire d’autres choix. C’est ça qui est ridicule et pathétique. La tragédie en appelle à ce qu’il y a de meilleur en nous ; la comédie à ce qu’il y a de pire. Occident est, sans aucun doute, une comédie.


Le titre de la pièce nous avertit : le lamentable règlement de compte auquel nous allons assister est la métaphore de la débâcle d’une civilisation.


Au fronton des mairies françaises, la devise de la république associe trois vertus cardinales : liberté, égalité, fraternité. Le néolibéralisme n’a retenu que la première. Que le plus fort gagne, donc. Evidemment, « certains sont plus égaux que d’autres ». Le modèle « démocratique », défendu par l’Occident des Droits de l’Homme a du plomb dans l’aile. Pas seulement au pays de Voltaire et d’Hugo.


Deux personnages. La page de garde précise qu’ils ont la quarantaine. Le milieu de la vie ? Le tournant ? Mon âge en tous cas, et celui de Valérie Bauchau et Philippe Jeusette … Un homme et une femme. Bon début pour un conflit… Un couple. Ça n’arrange pas forcément les choses… Apparemment sans enfant. Elle et Lui. Face à face. Synecdoque de l’isolement contemporain. Résidu minimaliste du « peuple manquant ». Les répliques ne sont pas explicitement attribuées à l’une ou à l’autre, de sorte qu’on pourrait se demander – hors quelques singularités grammaticales suspectes à l’heure du brouillage des genres – si leurs rôles ne sont pas interchangeables. Ils n’ont pas de nom. C’est tout le monde. C’est personne.


Il y a un troisième larron dans la pièce. On ne le verra jamais mais on en parlera beaucoup. Il a un prénom, lui. C’est Mohamed. Pas le prophète, le pote de beuverie de Lui. Il est arabe. Ça finit par lui poser des problèmes.
Un soir, au Palace, un Yougoslave lui casse la figure. Quand Elle demande à Lui s’il l’a défendu, la réponse est cinglante : « J’en suis pas au point de me faire tuer pour un Arabe, tu m’excuseras ! »


C’est désormais au Flandres, « où sont les vrais Français », que Lui terminera ses soirées arrosées. Entre temps Mohammed aura laissé pousser sa barbe et arrêté de boire. Il semble avoir un plan. Ça inquiète pas mal les français … et même les Yougoslaves.


Lui boit. Elle renonce à se battre. Elle endure Lui avec une patience fatiguée. Lui bave sa peur de l’Autre sur son bidet ; pleurniche, comme Zemmour sur la mélancolie française ; se bat contre les mauvais ennemis. Et nous assistons, hilares et atterrés, à une banale et terrifiante montée de fascisme ordinaire.


En 1989, la chute du régime communiste d’Union Soviétique a sonné le réveil des nationalismes, voire des régionalismes. On se souvient que la Yougoslavie a explosé au cours d’une guerre civile sanglante qui a débuté en 1991. L’afflux massif d’émigrés yougoslaves en France, évoqué dans le texte, semble situer la pièce dans le contexte de cette guerre et de ces conflits identitaires dont les effets n’en finissent pas de déchirer la vieille Europe. Et aussi, plus anecdotiquement, le plat pays des moules et des frites. Si Elle et Lui ont la quarantaine dans les années nonante, c’est qu’ils avaient vingt ans en soixante huit. Quelle dégringolade…


Lui est sûrement fan de Michel Sardou. Je l’imagine assez bien sur une table en fin de soirée, hurlant un déchirant et pathétique : « Ne m’appelez plus jamais France. La France, elle m’a laissé tomber. »


« Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? » lui dit Elle dans la scène cinq. Rien, en effet. Il n’y a plus de mots. Plus de logos. La langue de Rémi De Vos est exsangue, sèche, truffée d’injures. Elle cercle le vide avec la violence d’un Feydeau.


Dans les grandes comédies on ne rit pas de l’autre. On rit parce qu’on se reconnaît. Ici le miroir est cruel. Ces personnages nous ressemblent. Ils n’ont même pas l’excuse de la misère. Ils meurent de trouille. Alors, faute de rêve ou de projet, ils se replient sur les ruines de leur misérable histoire de couple. « Toi et moi contre le monde entier », disait la chanson... Il ne leur reste plus qu’à acheter deux billets pour Torremolinos.

Frédéric Dussenne

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.

Loading…
Loading the web debug toolbar…
Attempt #