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Couverture de Mémoire pleine

Mémoire pleine

de Elizabeth Mazev


Mémoire pleine : EAF : La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation

Objet d’étude :
La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du 16ème siècle à nos jours

Sujet EAF (Epreuve anticipée de français)
réalisé par Gilles Scaringi, professeur de lettres et de théâtre


Texte de référence :
Pour une étude approfondie en classe, on se réfèrera à l’édition de Mémoire pleine.


Baccalauréat
Epreuve Anticipée de Français Ecrit | Premières, séries générales


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Corpus


  • Texte A : Michel de Montaigne, Essais "De la vanité", III, 9, 1588
  • Texte B : Jean-Jacques Rousseau, Emile, Livre V, 1762
  • Texte C : Antoine de Saint-Exupéry, Terre des hommes, VIII, 4, 1939
  • Texte D : Elizabeth Mazev, Mémoire pleine, III, p. 51-53 ou Les Tribulations d’une étrangère d’origine, 2011

Texte A : Michel de Montaigne, Essais "De la vanité", III, 9, 1588


Moi, qui le plus souvent voyage pour mon plaisir, ne me guide pas si mal. S’il fait laid à droite, je prends gauche : si je me trouve mal propre à monter à cheval, je m’arrête. Et faisant ainsi, je ne vois à la vérité rien qui ne soit aussi plaisant et commode que ma raison. Il est vrai que je trouve la superfluité toujours superflue, et remarque l’empêchement en la délicatesse même et en l’abondance. Ai-je laissé quelque chose à voir derrière moi ? J’y retourne : c’est toujours mon chemin. Je ne trace aucune ligne certaine, ni droite ni courbe. Ne trouvé-je point, où je vais, ce qu’on m’avait dit ? Comme il advient souvent que les jugements d’autrui ne s’accordent pas aux miens, et les ai trouvés plus souvent faux, je ne plains pas ma peine : j’ai appris que ce qu’on disait n’y est point.
J’ai la complexion du corps libre , et le goût commun autant qu’homme du monde. La diversité des façons d’une nation à autre ne me touche que par le plaisir de la variété. Chaque usage a sa raison. Soient des assiettes d’étain, de bois, de terre, bouilli ou rôti, beurre ou huile de noix ou d’olive, chaud ou froid, tout m’est un : et si un, que vieillissant, j’accuse cette généreuse faculté et aurais besoin que la délicatesse et le choix arrêtât l’indiscrétion de mon appétit et parfois soulageât mon estomac. Quand j’ai été ailleurs qu’en France, et que, pour me faire courtoisie, on m’a demandé si je voulais être servi à la française, je m’en suis moqué et me suis toujours jeté aux tables les plus épaisses d’étrangers.
J’ai honte de voir nos hommes enivrés de cette sotte humeur de s’effaroucher des formes contraires aux leurs : il leur semble être hors de leur élément quand ils sont hors de leur village. Où qu’ils aillent, ils se tiennent à leurs façons et abominent les étrangères. Retrouvent-ils un compatriote en Hongrie, ils festoient cette aventure : les voilà à se rallier et à se recoudre ensemble, à condamner tant de mœurs barbares qu’ils voient. Pourquoi non barbares, puisqu’elles ne sont françaises ? Encore sont-ce les plus habiles qui les ont reconnues, pour en médire. La plupart ne prennent l’aller que pour le venir . Ils voyagent couverts et resserrés d’une prudence taciturne et incommunicable, se défendant de la contagion d’un air inconnu.
Ce que je dis de ceux-là me ramentoit , en chose semblable, ce que j’ai parfois aperçu en aucuns de nos jeunes courtisans. Ils ne tiennent qu’aux hommes de leur sorte, nous regardant comme gens de l’autre monde, avec dédain ou pitié. Ôtez-leur les entretiens des mystères de la cour, ils sont hors de leur gibier , aussi neufs pour nous et malhabiles comme nous sommes à eux. On dit bien vrai qu’un honnête homme c’est un homme mêlé.
Au rebours, je pérégrine très saoul de nos façons, non pour chercher des Gascons en Sicile (j’en ai assez laissé au logis) : je cherche des Grecs plutôt, et des Persans : j’accointe ceux-là, je les considère : c’est là où je me prête et où je m’emploie. Et qui plus est, il me semble que je n’ai rencontré guère de manières qui ne vaillent les nôtres. Je couche de peu , car à peine ai-je perdu mes girouettes de vue.



Texte B : Jean-Jacques Rousseau, Emile, Livre V, 1762


Il est utile à l’homme de connaître tous les lieux où l’on peut vivre, afin de choisir ensuite ceux où l’on peut vivre le plus commodément. Si chacun se suffisait à lui-même, il ne lui importerait de connaître que l’étendue du pays qui peut le nourrir. Le sauvage, qui n’a besoin de personne et ne convoite rien au monde, ne connaît et ne cherche à connaître d’autres pays que le sien. S’il est forcé de s’étendre pour subsister, il fuit les lieux habités par les hommes ; il n’en veut qu’aux bêtes, et n’a besoin que d’elles pour se nourrir. Mais pour nous, à qui la vie civile est nécessaire, et qui ne pouvons plus nous passer de manger des hommes , l’intérêt de chacun de nous est de fréquenter les pays où l’on en trouve le plus à dévorer. Voilà pourquoi tout afflue à Rome, à Paris, à Londres. C’est toujours dans les capitales que le sang humain se vend à meilleur marché. Ainsi l’on ne connaît que les grands peuples, et les grands peuples se ressemblent tous. Nous avons, dit-on, des savants qui voyagent pour s’instruire ; c’est une erreur ; les savants voyagent par intérêt comme les autres. Les Platon, les Pythagore ne se trouvent plus, ou, s’il y en a, c’est bien loin de nous. Nos savants ne voyagent que par ordre de la cour ; on les dépêche, on les défraye, on les paye pour voir tel ou tel objet, qui très sûrement n’est pas un objet moral. Ils doivent tout leur temps à cet objet unique ; ils sont trop honnêtes gens pour voler leur argent. Si, dans quelque pays que ce puisse être, des curieux voyagent à leurs dépens, ce n’est jamais pour étudier les hommes, c’est pour les instruire. Ce n’est pas de science qu’ils ont besoin, mais d’ostentation. Comment apprendraient-ils dans leurs voyages à secouer le joug de l’opinion ? ils ne les font que pour elle. Il y a bien de la différence entre voyager pour voir du pays ou pour voir des peuples. Le premier objet est toujours celui des curieux, l’autre n’est pour eux qu’accessoire. Ce doit être tout le contraire pour celui qui veut philosopher. L’enfant observe les choses en attendant qu’il puisse observer les hommes. L’homme doit commencer par observer ses semblables, et puis il observe les choses s’il en a le temps.
C’est donc mal raisonner que de conclure que les voyages sont inutiles, de ce que nous voyageons mal. Mais, l’utilité des voyages reconnue, s’ensuivra-t-il qu’ils conviennent à tout le monde ? Tant s’en faut ; ils ne conviennent au contraire qu’à très peu de gens ; ils ne conviennent qu’aux hommes assez fermes sur eux-mêmes pour écouter les leçons de l’erreur sans se laisser séduire, et pour voir l’exemple du vice sans se laisser entraîner. Les voyages poussent le naturel vers sa pente, et achèvent de rendre l’homme bon ou mauvais. Quiconque revient de courir le monde est à son retour ce qu’il sera toute sa vie : il en revient plus de méchants que de bons, parce qu’il en part plus d’enclins au mal qu’au bien. Les jeunes gens mal élevés et mal conduits contractent dans leurs voyages tous les vices des peuples qu’ils fréquentent, et pas une des vertus dont ces vices sont mêlés ; mais ceux qui sont heureusement nés , ceux dont on a bien cultivé le bon naturel et qui voyagent dans le vrai dessein de s’instruire, reviennent tous meilleurs et plus sages qu’ils n’étaient partis. Ainsi voyagera mon Émile.


Texte C : Antoine de Saint-Exupéry, Terre des hommes, VIII, 4, 1939


Il y a quelques années, au cours d’un long voyage en chemin de fer, j’ai voulu visiter la patrie en marche où je m’enfermais pour trois jours, prisonnier pour trois jours de ce bruit de galets roulés par la mer, et je me suis levé. J’ai traversé vers une heure du matin le train dans toute sa longueur. Les sleepings étaient vides. Les voitures de première étaient vides. Mais les voitures de troisième abritaient des centaines d’ouvriers polonais congédiés de France et qui regagnaient leur Pologne. Et je remontais les couloirs en enjambant des corps. Je m’arrêtai pour regarder. Debout sous les veilleuses, j’apercevais dans ce wagon sans divisions, et qui ressemblait à une chambrée, qui sentait la caserne ou le commissariat, toute une population confuse et baratée par les mouvements du rapide. Tout un peuple enfoncé dans les mauvais songes et qui regagnait sa misère. De grosses têtes rasées roulaient sur le bois des banquettes. Hommes, femmes, enfants, tous se retournaient de droite à gauche, comme attaqués par tous ces bruits, toutes ces secousses qui les menaçaient dans leur oubli. Ils n’avaient point trouvé l’hospitalité d’un bon sommeil. Et voici qu’ils me semblaient avoir à demi perdu qualité humaine, ballottés d’un bout de l’Europe à l’autre par les courants économiques, arrachés à la petite maison du Nord, au minuscule jardin, aux trois pots de géranium que j’avais remarqués autrefois à la fenêtre des mineurs polonais. Ils n’avaient rassemblé que les ustensiles de cuisine, les couvertures et les rideaux, dans des paquets mal ficelés et crevés de hernies . Mais tout ce qu’ils avaient caressé ou charmé, tout ce qu’ils avaient réussi à apprivoiser en quatre ou cinq années de séjour en France, le chat, le chien et le géranium, ils avaient dû les sacrifier et ils n’emportaient avec eux que ces batteries de cuisine. Un enfant tétait une mère si lasse qu’elle paraissait endormie. La vie se transmettait dans l’absurde et le désordre de ce voyage. Je regardai le père. Un crâne pesant et nu comme une pierre. Un corps plié dans l’inconfortable sommeil, emprisonné dans les vêtements de travail, fait de bosses et de creux. L’homme était pareil à un tas de glaise. Ainsi, la nuit, des épaves qui n’ont plus de forme, pèsent sur les bancs des halles. Et je pensai le problème ne réside point dans cette misère, dans cette saleté, ni dans cette laideur. Mais ce même homme et cette même femme se sont connus un jour et l’homme a souri sans doute à la femme : il lui a, sans doute, après le travail, apporté des fleurs. Timide et gauche, il tremblait peut-être de se voir dédaigné. Mais la femme, par coquetterie naturelle, la femme sûre de sa grâce se plaisait peut-être à l’inquiéter. Et l’autre qui n’est plus aujourd’hui qu’une machine à piocher ou à cogner, éprouvait ainsi dans son cœur l’angoisse délicieuse. Le mystère, c’est qu’ils soient devenus ces paquets de glaise. Dans quel moule terrible ont-ils passé, marqués par lui comme par une machine à emboutir ? Un animal vieilli conserve sa grâce. Pourquoi cette belle argile humaine est-elle abîmée ? Et je poursuivis mon voyage parmi ce peuple dont le sommeil était trouble comme un mauvais lieu. Il flottait un bruit vague fait de ronflements rauques, de plaintes obscures, du raclement des godillots de ceux qui, brisés d’un côté, essayaient l’autre. Et toujours en sourdine cet intarissable accompagnement de galets retournés par la mer. Et je regagnai mon wagon. Je me disais : ces gens ne souffrent guère de leur sort. Et ce n’est point la charité ici qui me tourmente. Il ne s’agit point de s’attendrir sur une plaie éternellement rouverte. Ceux qui la portent ne la sentent pas. C’est quelque chose comme l’espèce humaine et non l’individu qui est blessé ici, qui est lésé. Je ne crois guère à la pitié. Ce qui me tourmente, c’est le point de vue du jardinier. Ce qui me tourmente, ce n’est point cette misère, dans laquelle, après tout, on s’installe aussi bien que dans la paresse. Des générations d’Orientaux vivent dans la crasse et s’y plaisent. Ce qui me tourmente, les soupes populaires ne le guérissent point. Ce qui me tourmente, ce ne sont ni ces creux, ni ces bosses, ni cette laideur. C’est un peu, dans chacun de ces hommes, Mozart assassiné.



Texte D : Elizabeth Mazev, Mémoire pleine, III, p. 51-53
(ou Les Tribulations d’une étrangère d’origine, 2011)


Olivier arrive à Varna, ville du bord de mer que je découvre, laide et impersonnelle. L’aéroport est encore plus minable que celui de la capitale. Mes cousines, fidèles et dévouées, m’accompagnent.
Il arrive avec un colossal retard, entouré de familles désargentées qui comptent bien profiter au maximum des prix imbattables qui leur sont proposés. Il est déjà épuisé. Avant de chercher un hôtel pour la nuit, nous allons nous baigner dans la mer Noire, sale – les Bulgares découvrent l’écologie en même temps que la démocratie – et il se tord le cou dans le toboggan écaillé où j’ai la riche idée de le conduire après le voyage éprouvant dans le Tupolev brinquebalant aux hôtesses revêches. Le reste du séjour sera à la mesure de ce premier contact : un fiasco homérique.
L’épopée commence à l’hôtel Maritza, qui n’accepte pas les Bulgares ; je loue les chambres en français, mais quand mes cousines viennent retirer leur clef, on les chasse. J’interviens en vociférant, on me dit que l’hôtel est réservé aux étrangers payant en devises ; je réponds, en bulgare, que je suis française, que je paye rubis sur l’ongle, on se moque de moi – mon bulgare ne doit pas être si mauvais malgré mon accent provincial –, nous voilà à la rue.
Les jumelles vont dormir chez l’habitant. Mon mari et moi allons dans le plus luxueux hôtel de la ville, une tour ignoble de dix étages, pour louer une chambre assez minable à un prix exorbitant. Je me garde de parler bulgare.
Une vieille nous vend des fleurs dans la rue et nous escroque sur le prix, sous prétexte de nous donner un nombre impair d’œillets : on n’offre un bouquet pair qu’aux morts. Je fulmine, non pas pour la somme dérisoire que la vieille nous a carottée, mais parce que je suis vexée de m’être fait avoir par son visage ridé et ses mains abîmées. Au restaurant, on ne sert que des boulettes de viande et de la chopska salata : salades de tomates et concombres avec fromage de brebis, menu que nous retrouverons fidèlement dans chaque lieu de notre périple.
Le lendemain, je paye la chambre. J’attends la monnaie ; une des hôtesses dit à l’autre en bulgare, que je ne suis pas censée comprendre : « Pour eux cinquante francs ne sont rien, ne leur rends pas la monnaie ». Je me manifeste, toujours en français, elles font mine de ne pas comprendre ; j’explose en bulgare et elles se moquent de moi : « Oh, vous avez vite appris la langue ! » Dans mon nouveau rôle de Mata Hari , je hurle, je les insulte, elles rient de plus belle. Vaincue, je rejoins les autres en larmes, mes cousines sont atterrées.
Nous partons découvrir la Bulgarie en voiture. Le cou d’Olivier est plus douloureux que jamais, son air guindé ne présage rien de bon. Les routes mal entretenues conjuguées aux suspensions spartiates de la Lada antédiluvienne de Kati et Mati le mettent au supplice, nous sommes sur des charbons ardents.
Nous traversons des paysages d’une infinie tristesse, écrasés de soleil ; les récoltes pourrissent sur pied, les champs abandonnés sont parsemés de tracteurs immobiles : il n’y a plus assez d’essence pour les approvisionner. Mon époux desserre les dents pour dire « C’est beau ça ». Je traduis, mes cousines pilent, et nous sortons admirer une petite éolienne bleu et rouge, perdue dans un champ de blé. Mes cousines me demandent discrètement ce que nous trouvons beau. Je montre, un peu agacée, l’œuvre conceptuelle ; elles échangent un regard interloqué et me disent humblement : « Nous ne pouvons pas comprendre, vous êtes des artistes  ».



Ecriture


I) Après avoir lu tous les textes, vous répondrez à la question suivante (4 points) :
Quelles images du voyageur les textes du corpus donnent-ils ?


II) Vous traiterez ensuite, au choix, l’un des trois sujets suivants. (16 points)


1 – Commentaire :
Vous commenterez le texte D.


2 – Dissertation
Sujet :
Selon Montaigne, « la diversité des façons d’une nation à autre ne me touche que par le plaisir de la variété. Chaque usage a sa raison. » ? Dans quelle mesure les récits de voyage constituent-ils pour le lecteur une argumentation indirecte lui permettant de réfléchir à la découverte de modes de vie différents du sien et d’aller à la rencontre des autres ?
Vous rédigerez un développement structuré qui s’appuiera sur les textes du corpus, les œuvres que vous avez étudiées en classe et vos lectures personnelles.



3 – Invention
Sujet :
Vous avez effectué avec votre classe un voyage linguistique ou culturel dans un pays étranger. Vous êtes chargé d’en rédiger pour le site internet de votre lycée un compte rendu détaillé.
Vous composerez un récit aussi vivant qu’argumenté des us et coutumes que vous avez observés durant votre séjour.




Pistes pour le corrigé :


La question du corpus :


Quelles images du voyageur les textes donnent-ils ?


Après avoir présenté les documents et repéré les principales formes de discours, on axe l’étude sur les points suivants :


Le voyage comme découverte de l’autre :
- Chez Montaigne il s’agit d’abord d’oublier sa culture d’origine pour s’intéresser à celle des autres, se fier à ses impressions personnelles pour apprécier et juger (« il advient souvent que les jugements d’autrui ne s’accordent pas aux miens »)
- Se défaire de ses préjugés et se méfier de ceux qui « s’effarouchent des formes contraires aux leurs », qui ne voient dans les usages des autres nations que des pratiques « barbares » ; ceux-là  « voyagent couverts et resserrés d’une prudence taciturne et incommunicable ».
- Montaigne recherche surtout à être dépaysé tant par les mœurs et coutumes que par l’envie d’apprendre des autres : « qui plus est, il me semble que je n’ai rencontré guère de manières qui ne vaillent les nôtres », autre façon pour l’auteur des Essais de signaler au lecteur que le voyageur doit se débarrasser aussi d’un sentiment de supériorité culturelle sur les autres civilisations.
- On retrouve cette préconisation chez Rousseau, « voyager pour voir du pays ou pour voir des peuples », la nuance est de taille. Il détecte chez le Sauvage qui jamais ne quitte son territoire un instinct de survie, alors que l’Européen a la réputation de voyager avant tout pour coloniser l’autre : « Nous avons, dit-on, des savants qui voyagent pour s’instruire ; c’est une erreur ; les savants voyagent par intérêt comme les autres… pour les instruire. »
- Pour le philosophe, il y a donc deux manières de voyager, celle des savants (missionnés et payés par le roi) et celle des sages qui « qui voyagent dans le vrai dessein de s’instruire, et reviennent tous meilleurs et plus sages qu’ils n’étaient partis ».
- Cette postulation humaniste se vérifie aussi dans Terre des hommes de Saint-Exupéry. Les passagers du train dans lequel l’écrivain voyage constituent un échantillon de cette humanité souffrante et laborieuse rencontrée dans la promiscuité d’une voiture : « Tout un peuple enfoncé dans les mauvais songes et qui regagnait sa misère. » Aussi le voyage suscite-t-il une réflexion intime sur les hommes, entre, d’une part, ceux qui sont à l’abri du besoin, protégés et chez lesquels le talent pourra s’épanouir et pourquoi pas ? engendrer les génies de demain (Mozart), et d’autre part, les autres, aliénés à leur condition sociale, «cette belle argile humaine abîmée » pour toujours. Saint-Exupéry y lit un sentiment profond d’injustice entre les hommes. Le voyage lui permet de le vérifier.


Le voyage révèle aussi le choc des cultures
- Dans Mémoire pleine, Elizabeth Mazev évoque un voyage avec son mari dans une Bulgarie qui vient juste de se libérer du fardeau totalitaire et où le choc culturel est violent. L’ex-satellite de l’Union soviétique accuse un retard technologique, économique et culturel considérable, d’où la scène édifiante « de l’éolienne dans un champ de blé ».
- La lourdeur du système et l’indélicatesse des hôteliers renvoient au couple son image de privilégiés occidentaux qu’on peut spolier sans vergogne. Cette idée apparaît en filigrane dans le texte de Rousseau qui affirme que « les voyages poussent le naturel vers sa pente, et achèvent de rendre l’homme bon ou mauvais », tant chez l’autochtone que chez le visiteur.
- Le voyage en Bulgarie est aussi la découverte d’un monde pauvre, d’une humanité souffrante comme la décrit tragiquement Saint-Exupéry au contact des Polonais, à travers le silence embarrassé des deux cousines devant l’inconduite de leurs compatriotes.
- En revanche pour Montaigne, quel que soit le mode de vie, le voyageur se doit de se conformer aux usages de la nation qu’il visite. C’est à lui qu’il revient de faire preuve d’humilité vis-à-vis de ceux qui le reçoivent : « j’accointe ceux-là, je les considère : c’est là où je me prête et où je m’emploie. »


Le commentaire :


On s’attache à montrer que le texte d’Elizabeth Mazev obéit à toutes les caractéristiques d’un récit de voyage dont l’argumentation est indirecte.


On peut axer le commentaire sur les points suivants :


Les péripéties du voyage :
- l’arrivée d’Olivier par avion avec « un colossal retard » après un voyage éprouvant au contact d’ « hôtesses revêches »
- le bain dans la mer Noire, au propre comme au figuré et l’accident sur le « toboggan écaillé »
- le comportement des hôteliers qui n’acceptent que des étrangers « payant en devises » et l’expulsion du couple sur ce malentendu ou ceux qui louent une chambre à un « prix exorbitant » dans une tour « ignoble » et qui ne rendent pas la monnaie
- la marchande de fleurs qui les « escroque » et les chopska salata servies à tous les repas
- la colère et la crise de larmes de la narratrice à propos des pratiques indignes des compatriotes de ses parents
- l’état des routes à bord d’une Lada « antédiluvienne » et douloureusement inconfortable, la pénurie de carburant
- la tristesse et la monotonie des paysages
- l’ennui et le mutisme boudeur d’Olivier durant le périple


Le fossé économique et culturel :
- le voyage à bord d’un Tupolev « brinquebalant », un aéroport « minable », une station balnéaire « laide et impersonnelle »
- les « familles désargentées » cherchant les bonnes affaires, la malhonnêteté des hôteliers qui voient dans les touristes la poule aux œufs d’or
- l’accent provincial bulgare de la narratrice qu’on a du mal à prendre pour une Française
- la superstition vénale de la vieille marchande de fleurs, pratique d’un autre âge
- la présence souvent hébétée et l’incompréhension des cousines jumelles
- la laideur de l’urbanisme (la tour « ignoble » de dix étages) et celle du paysage
- la crise agricole causée par la pénurie de carburant (les tracteurs abandonnés dans les champs de blé)
- l’absence de prise de conscience écologique par les autorités locales de la pollution du littoral
- l’éolienne bleu et rouge, vestige de l’ancienne dictature


La critique d’un système politique par le biais de l’humour :
- un récit « homérique, épique » dans tous les sens du terme dont le lecteur va se régaler avec un présent d’énonciation rendant plus « singulier » encore un voyage à l’origine « banal »
- les jeux de mots sur la mer Noire et l’ironie sur la découverte de l’écologie en même temps que la démocratie
- le quiproquo à propos du bulgare et du français dont la narratrice est l’objet (référence à Mata Hari)
- la critique sous-jacente de la bureaucratie sous toutes ses formes
- la pénurie alimentaire avec le leitmotiv de la chopska salata
- la méfiance des Bulgares à l’égard des étrangers perçus comme des oncles d’Amérique fortunés, méfiance entretenue par près de cinquante ans de dictature
- l’utilisation des métaphores comiques (les « suspensions spartiates », l’art conceptuel à propos de l’éolienne, par exemple) et les micro-récits épiques telle l’expulsion de l’hôtel ou la parodie d’un road-movie sur les routes de la campagne bulgare !
- l’exotisme virant au cauchemar à partir de l’étude des registres (comment on passe progressivement du comique au tragique)



La dissertation


Sujet :
Selon Montaigne, « la diversité des façons d’une nation à autre ne me touche que par le plaisir de la variété. Chaque usage a sa raison. » ? Dans quelle mesure les récits de voyage constituent-ils pour le lecteur une argumentation indirecte lui permettant de réfléchir à la découverte de modes de vie différents du sien et d’aller à la rencontre des autres ?
Vous rédigerez un développement structuré qui s’appuiera sur les textes du corpus, les œuvres que vous avez étudiées en classe et vos lectures personnelles.


Le sujet ne présente pas de difficulté majeure en ce sens que les élèves, outre les textes du corpus et ceux qu’ils ont pu étudier en classe depuis le collège, ont lu des récits de voyage, fictifs ou réels. En seconde et en première, à travers le courant humaniste et le Siècle des Lumières jusqu’au XXIème siècle, ils ont aussi travaillé sur la problématique du voyage dans la littérature. L’argumentation indirecte peut ainsi être envisagée rigoureusement.
La citation de Montaigne ne pose pas de problème de compréhension. Les élèves ont déjà composé sur le corpus. Le sujet invite donc à s’interroger sur les us et coutumes décrits dans les récits de voyage et la manière dont les écrivains ont traité « la diversité, la variété » des façons, c’est-à-dire des modes de vie. Pour Montaigne, il n’y a pas d’échelle de valeur. Aucune nation ne peut se targuer de pratiquer une manière de vivre qui soit supérieure à celle d’autres peuples visités. Mais à travers le mot de l’auteur des Essais, on note les résistances de ceux qui voudraient voir reproduire leur mode de vie partout où ils se rendent.


On propose par conséquent les pistes de réflexion suivantes  :


Le voyageur empathique :
- Chez Montaigne, « l’homme mêlé », c’est la thèse implicite soutenue, tout comme chez Rousseau : on s’instruit des autres, on ne les instruit pas, ce qui reviendrait à se montrer supérieur à eux à tous égards (militaire, économique, intellectuel, culturel…). Montaigne subodore là un comportement qu’on appellera plus tard, colonialiste. Solide argumentation qu’on peut vérifier dans la Controverse de Valladolid de Jean-Claude Carrière dans le débat qui oppose Bartolomé de Las Casas, le missionnaire proche des Indiens, à la finesse de la rhétorique de Sépulvéda qui considère au contraire ces derniers comme des sous-hommes.
- D’un point de vue plus général, le voyage d’Ulysse peut prendre aussi une dimension initiatique. Rusé guerrier de Troie, après vingt ans d’errance il rentre à Ithaque plein d’une expérience acquise mais empreint d’un sentiment d’humilité. Il doute. Son périple a fait de lui un autre homme à travers les épreuves traversées.
- Le voyage peut être aussi l’occasion de prendre conscience d’une humanité souffrante, comme dans l’extrait de Terre des hommes de Saint-Exupéry. On se réfère aussi à Claude Lévi-Strauss qui a observé chez les Bororos, peuple amérindien du Brésil, une micro-société structurée n’ayant rien à envier à la nôtre et validant ainsi la thèse de Rousseau sur le mythe du bon sauvage.
- Certaines œuvres de Le Clézio comme son recueil de nouvelles Mondo (que les collégiens connaissent) ou encore Désert, Hasard, Angoli mala sont autant de récits au cours desquels le narrateur confirme la thèse de Montaigne au contact des autres peuples, sur d’autres continents. De même les deux récits de Laurent Gaudé, (Sang négrier et Dans la nuit mozambique), écrits dans les années 2000 dans lesquels l’auteur peint une humanité impitoyable dans une Afrique étrange. Ils prolongent cette quête du voyageur toujours en empathie avec les peuples chez lesquels il se rend, parfois au mépris du danger.


Le voyageur conforté dans ses préjugés :
- L’extrait de Mémoire pleine symbolise la fin d’une situation géopolitique d’opposition frontale. L’effondrement du bloc de l’Est en 1989 signe le triomphe de l’économie libérale. Ainsi les voyageurs du récit d’Elizabeth Mazev, croyant naïvement encore à une morale forgée par le collectivisme, ont l’impression de « s’être fait avoir » dans un pays qu’ils découvrent à travers des pratiques locales indélicates. Le retard économique, politique, social et culturel de la Bulgarie par rapport à l’Europe de l’Ouest ne leur permet pas de s’adapter ou de se remettre en cause. Le constat est accablant.
- Ce constat, dans une mise en garde visionnaire, Gide, dans son Retour de l’URSS en 1936, l’avait déjà établi, à une époque où les intellectuels et les artistes occidentaux pariaient sur l’avènement d’une société sans classes que la révolution bolchévique avait prophétisée. Ainsi, il décrit les files d’attente interminables des Russes pour entrer dans les magasins quasi vides où « un air qui, pour celui qui vient du dehors, paraît d’abord irrespirable ; puis on s’y fait, comme on se fait à tout. J’allais écrire : on se résigne. »
- A un autre niveau, les récits de voyage des écrivains du 19ème siècle entérinent la suprématie de la culture européenne sur les autres, qu’on pourrait assimiler à une posture quasi coloniale. Même les beaux récits de voyage de Chateaubriand en Amérique et en Orient ou le Salammbô de Flaubert demeurent d’exceptionnels exercices de style littéraire, mais passent à la trappe la dimension civilisationnelle des continents visités, excepté certains passages du Voyage en Orient de Nerval consacrés aux autochtones. On peut aussi voir dans les œuvres de Pierre Loti un orientalisme contestable dans sa forme même. Ce que recherchent les écrivains-voyageurs est plutôt la rémanence ou la réactivation des mythes, la beauté des paysages, et rien d’autre comme le rappelle Paul Nizan dans Aden Arabie : « Il n’y a plus grand-chose à ajouter à la poésie de la terre » quand « il manque les hommes ».
- Il n’est pas jusqu’à Camus qu’on n’ait pas accusé, à tort ou à raison, de colonialisme larvé. Dans L’Etranger et, dans une moindre mesure La Peste, l’argumentation indirecte qui sous-tend ces deux romans fait des Arabes des êtres soumis à une Algérie française arrogante. Même si Camus s’en défend, le lecteur arabophone perçoit dans ses personnages des figures du colon, mais oublie que l’auteur est né en Afrique du nord. Camus n’est pas un écrivain-voyageur !


Le voyageur convaincu de se remettre en cause :
- Le voyage enfin nous transforme en nous obligeant à changer notre regard, voire à remettre en cause notre mode de vie : partager sans préjugés celui des autres et en accepter tous les aspects. Ainsi dans l’Eté grec, Jacques Lacarrière raconte comment ses voyages à pied en Crète dans les années quarante et cinquante, avant que celle-ci ne devienne un lieu de tourisme de masse, l’ont radicalement métamorphosé au contact des villageois qui l’avaient adopté. « Etre reçu dans une maison est une chose, devenir pour un soir un hôte véritable et un ami en est une autre. Devenir hôte recherché après n’avoir été qu’hôte accueilli ne dépend plus que de vous-même. »
- Il arrive aussi que la désillusion soit à la mesure de l’espoir misé sur un autre continent pour avoir tenté d’en comprendre la culture, voire la partager. Michel Leiris consigne amèrement cet échec dans l’Afrique fantôme : « On ne s’approche pas tellement des hommes en s’approchant de leurs coutumes. Ils restent, avant comme après l’enquête, obstinément fermés. Je n’ai jamais couché avec une femme noire. Que je suis donc resté européen ! »
- Ailleurs, la colère étrangle Claude Lévi-Strauss à Calcutta, comme il l’évoque dans Tristes tropiques, lorsque les mendiants et les tireurs de pousse-pousse auxquels ils s’adressent avec humanité pour briser le rapport de classe le renvoient à son statut d’Européen : « Voudrait-on même traiter ces malheureux comme des égaux ; ils supplient ; ils conjurent que vous les écrasiez de votre superbe. »
- Cette même incompréhension avait tourmenté Bougainville lors de la découverte de l’île de Tahiti, au contact des jeunes femmes s’offrant par coutume, avec l’approbation enthousiaste des hommes, à des marins médusés et pressés d’assouvir leurs désirs ; liberté ou absence de mœurs que Diderot saura récupérer pour la théoriser dans son Supplément à des fins de justification philosophique : le libertinage de son époque ne saurait être taxé d’immoral. Il est dans la nature.



Invention


Sujet :
Vous avez effectué avec votre classe un voyage linguistique ou culturel dans un pays étranger. Vous êtes chargé d’en rédiger pour le site internet de votre lycée un compte rendu détaillé.
Vous composerez un récit aussi vivant qu’argumenté des us et coutumes que vous avez observés durant votre séjour.


Le sujet offre des entrées nombreuses. Les voyages scolaires à caractère pédagogique et culturel font partie de l’accompagnement pédagogique dans le secondaire. Le sujet intéresse les élèves au premier chef.


On attend qu’ils rendent compte du voyage en variant les situations, en jouant sur toutes les modalités du récit, en mêlant plusieurs registres tout en privilégiant l’argumentation indirecte.


On valorise les points suivants :
- la découverte du pays, de la langue, des habitants, de la culture avec des références précises
- le mode de vie (les rythmes scolaires, de travail, la cuisine, les règles de savoir-vivre, les transports, etc)
- S’il s’agit d’un échange avec des correspondants, la vie au lycée, les cours, le fonctionnement de l’établissement, les sorties, la vie dans la famille d’accueil
- les modalités d’un récit vivant, émaillé d’anecdotes amusantes et de descriptions pittoresques sur telle ou telle particularité locale, de dialogues éventuellement
- l’objectivité des faits teintée d’humour ou d’ironie légère, un peu à la manière de l’extrait de Mémoire pleine.
- une argumentation indirecte au service de la thèse défendue (prise de conscience d’un mode de vie original, d’une situation sociale singulière, d’un choc culturel, d’une rencontre, etc.)


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