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Dévastation : Où comment s'en débarrasser ?

Par Olivier Goetz - Mousson été 2016

Tuer le père


En grec, Η εκκενωση (mot que le traducteur, ici, rend superbement par Dévastation) désigne, de manière plus prosaïque, une « évacuation ». Le projet de Dimitris Dimitriádis, dramaturge majeur que révéla, à la Mousson d’été 2001, Le Vertige des animaux avant l’abattage, pourrait bien être, en effet, de vider le théâtre de la substance intime que constitue forcément pour un auteur - grec qui plus est - le fonds de l’antique tragédie, avec ses personnages perchés dans l’empyrée d’une mythologie impérissable... « Un père mort, écrivait Heiner Muller, eût été peut-être / Un meilleur père. Le mieux / C’est un père mort-né ».
Pour autant, est-il possible de se débarrasser d’un tel surmoi sans raviver précisément ce dont on cherche à se débarrasser ? Tuer le père ne revient-il pas à le faire exister encore, et d’autant plus paternel que d’autant plus mort ? La scène théâtrale constitue, par définition, un espace où les personnages flottent dans une temporalité hors du temps. Et le théâtre, qui ne connaît que la mort, ne connait pas la mort. Agamemnon, Clytemnestre, Iphigénie, Électre, Oreste, Chrysothémis, Égisthe...
Nous identifions d’emblée la litanie immortelle de ces noms scintillant dans la nuit des réminiscences : le terrifiant poème des Atrides ! Réduits ou élevés à leur substance tragique, ces syllabes résonnent à nos oreilles de manière étrange et familière, familière et néanmoins étrange. Dans Dévastation, tous ces héros se sont, depuis belle lurette, entretués ; ils n’en resteront pas moins présents tant que durera la pièce. Morts et présents, vivants de la vie du théâtre. Ce ne sont rien de moins que des cabotins, rendus à la parole et à la chair, pour une énième représentation. Sujets d’un éternel recyclage. Ruinés, de toute évidence, mais jamais tout à fait effacés. Habitants d’une boucle temporelle fictive où le destin a, de tout temps, déjà frappé. Théâtre infernal, donc, eschatologique et sinistre.


...et dissiper l'héritage


Dimitriádis est Grec, certes, mais il n’est pas naïf. Cela veut dire que, s’il habite un territoire qu’il partage avec Eschyle et Sophocle, il n’est pas nationaliste, il ne fait pas de sa culture hellénique une chasse gardée, un trésor patrimonial... D’ailleurs, le pays de Dimitriádis n’est pas la Grèce, c’est la langue et cette langue, quoi qu’il en ait, est habitée, hantée par des figures dont il n’est pas aisé de se défaire. Et si, soudain, de leur propre chef, certaines d’entre elles décidaient d’en finir ? Ce à quoi l’auteur lui-même ne peut prétendre (évacuer son héritage), ses personnages y parviendront peut-être ?

  • « ORESTE : les textes moi je m’en fous / ils peuvent dire ce qu’ils veulent - / mes paroles me dégoûtent / j’en ai marre de les dire / de faire ce qui est écrit une fois pour toutes — / je ne veux pas / je ne veux plus être Oreste ».

Voeu pieux. Telles les Érinyes, le fatum tragique rattrape Oreste ainsi que les autres membres de sa famille. Outrepassant toute variante mythologique autorisée, le scénario dérape, l’engrenage des crimes et des vengeances se grippe, la machine tragédie se dérègle jusqu’à l’immobilité et jusqu’au vide. Face à l’étrangeté quelque peu déroutante du texte, se pose la question de sa nécessité. Pour nous d’abord, ses lecteurs, mais aussi pour lui, son auteur. Que faire de ces lambeaux de culture académique ? Tendons l’oreille du côté de Cassandre :

  • « Si tu ne les écoutes pas — / ne les écoute pas / n’écoute personne — / ferme tes oreilles aux paroles de ton père — / alors seulement rien n’arrivera jamais / de ce qui est arrivé / Si le vent ne souffle pas / Troie ne sera pas détruite ».

Ne pas écouter le père. Refuser le sacrifice. Cette éthique heureuse assurerait la survie d’Iphigénie et rendrait la paix au monde et à « de nombreux peuples »... Pour autant, la parole divinatrice se casse les dents sur le désir de mort de celle à qui elle s’adresse. Et ainsi de suite. Electre aussi se complaît dans son rôle face à un Oreste apathique et déprimé. Clytemnestre se délecte jusqu’à l’orgasme de la perspective de sa propre mort. Dévastation redistribue les cartes, déplace les pions, mais le jeu morbide continue. Dans sa radicalité iconoclaste, Dévastation n’en constitue pas moins une tentative supplémentaire de réécriture.


Dix personnages (tragiques) en mal d'auteur


Or, d’Offenbach à Heiner Muller, la possibilité d’un devenir comique du poème tragique représente une perspective moderne qui semble avoir tenté l’auteur, après tant d’autres. Pour un peu, on trouverait, dans son écriture douce et brutale, quelques accents pirandelliens :


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