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Une mort dans la famille

+ d'infos sur le texte de Alexander Zeldin
mise en scène Alexander Zeldin

: Entretien avec Alexander Zeldin

Propos recueillis par Raphaëlle Tchamitchian

Dans Love (2018) et Faith, Hope and Charity (2021), vous vous intéressiez à la réalité sociale. Aujourd’hui, vous revenez au théâtre de l’Odéon comme artiste associé avec une pièce qui bascule vers l’intimité familiale. À quoi ce virage correspond-il ?


Cela fait des années que j’ai envie de faire un spectacle avec des personnes très âgées, et le confinement a servi de période d’incubation. J’ai beaucoup discuté avec ma mère, qui est très âgée et qui va assez mal, et j’ai beaucoup lu : Simone de Beauvoir (La Vieillesse), Karl Ove Knausgaard (Mon combat), Annie Ernaux, Rachel Cusk... Cela m’a conduit à amorcer un cycle de travail autour du récit de vie et de l’autofiction (un peu comme, au théâtre, Eugene O’Neill ou même d’une certaine manière Sarah Kane), et j’ai passé ces longs mois à écrire de la prose inspirée de ces autrices et auteurs. Je suis revenu sur un moment particulier de ma vie : quand j’avais 15 ans, mon père est mort, et un an plus tard, ma grand-mère, qui habitait avec nous, a été mise en Ehpad. Australienne, cette femme était finalement venue en Angleterre pour mourir au moment même où son gendre (mon père), qui était très malade, se mourait, entouré de ses enfants adolescents, dont l’un des deux (moi) partait un peu en vrille. C’est pendant cette période très intense que j’ai commencé à écrire et à faire du théâtre. Je me suis surtout rappelé les nombreuses visites à l’Ehpad, et les personnes que j’y ai rencontrées. Le sentiment qui était alors le plus vif en moi était celui du déni et du refus de la mort.
En Angleterre, pendant la crise sanitaire, les écrans de télévision annonçaient quotidiennement 150, 600, 1 000 morts. J’ai eu envie d’aller plus loin que ces chiffres et d’interroger la fin de vie, qui est encore taboue dans notre société, sur le plan intime comme sur le plan social. Comment se comporte- t-on face à la mort, en tant qu’individu et en tant que société ? En plus de mes lectures, j’ai rencontré beaucoup de femmes (parce que ce sont surtout des femmes) aides-soignantes, infirmières ou auxiliaires de vie qui s’occupent de la fin de vie. Le but étant, comme souvent au théâtre, de prendre une situation particulière (une famille, des personnages dans une salle commune en Ehpad) pour raconter une chose plus vaste : qu’est-ce que mourir aujourd’hui ? Qu’est-ce que la mort peut nous apprendre sur la vie ? Et qu’est-ce que le théâtre peut révéler de notre rapport aux autres et à l’au-delà ? Car, finalement, le théâtre est là pour faire vivre les morts. C’était vrai à l’origine, dans le théâtre grec, et c’est vrai aujourd’hui. Juste avant le confinement, je suis allé en Éthiopie, où j’ai eu la chance d’observer de nombreux rituels, qui rassemblaient 30 000 personnes autour de danses et de cérémonies à Lalibela pour le Noël orthodoxe. Je suis constamment à la recherche des énergies premières du théâtre, et je pense même que c’est le devoir de toute personne qui s’en préoccupe que de s’abreuver à cette source essentielle – aussi essentielle que le langage ou la foi. C’est le paradoxe ultime du théâtre : c’est un art extrêmement ancien, mais, pour exister, il doit être ancré dans un regard concret sur la société, la modernité et le présent. Il existe, à la fois, maintenant et dans l’éternité. Peter Brook avait cette phrase très belle : “eternity is now” (l’éternité, c’est maintenant).


Dès l’ouverture, vous montrez la vieillesse dans son indignité (faillite du corps, perte d’autonomie), mais à travers un regard chargé d’humour et d’une certaine tendresse. Est-ce une manière poétique de rendre sa dignité à la vieillesse ?


Vous savez, je ne fais pas du théâtre pour illustrer des idées, mais par amour. Je n’ai pas peur de montrer l’indignité, mais c’est sans doute parce que l’échec ou la défaillance du corps ont toujours été assez présents dans ma vie, que ce soit chez mon père, ma grand-mère ou chez moi, puisque j’ai été malade quand j’étais enfant. Par ailleurs, les personnages de malades ou de fous sont très théâtraux. Si l’on revient de nouveau aux origines du théâtre, on peut penser à Philoctète, exilé sur une île à cause de sa jambe blessée dans la tragédie éponyme de Sophocle. Le Roi Lear de Shakespeare est un autre exemple. D’ailleurs, j’ai piqué (en la paraphrasant) la première chose que dit Regan à Lear : “you are not yourself” (vous n’êtes pas vous- même). Ce “vous-même” désigne la période avant la fin de vie ; lorsqu’on vieillit, on devient quelqu’un d’autre dans les yeux des autres. C’est peut-être ce moment où la personne n’est plus elle-même que raconte l’acte I.


Faith, Hope and Charity se passait dans un centre communautaire, Une mort dans la famille se déroule en grande partie dans un Ehpad... Pourquoi mettre au centre de la scène des lieux et des corps habituellement cachés dans l’espace social ?


Parce que c’est en regardant les endroits cachés de notre temps que l’on peut voir la colonne vertébrale de notre condition sociale, politique et spirituelle. Pour moi, c’est une des fonctions du théâtre que de dire ce qui n’est pas dit, montrer ce qui n’est pas montré. Harold Pinter disait : “go behind the mirror of our time” (aller derrière le miroir de notre temps). Le théâtre n’est un espace ni de projection ni de divagation intellectuelle. Kafka disait que, pour aller dans le conte, il faut commencer par le concret. Pour moi, c’est pareil : je commence dans le tangible pour ensuite raconter quelque chose de plus que la somme des éléments présents au plateau. Ce qui est ambigu ou obscur, ce qu’on n’arrive pas à articuler, ce qui nous fait peur peut-être, c’est précisément ce qu’il faut essayer d’écrire ou d’exprimer. Même si ça ne nous plaît pas ou si ça ne plaît pas aux autres. C’est important de ne pas avoir peur. En art, il faut faire des choses qu’on ne pourrait pas dire ou faire dans la vie. Ce qui est important quand on écrit, c’est la liberté. C’est transgresser quelque chose en soi pour rechercher la liberté.


Comme dans vos spectacles précédents, vous travaillez avec des acteurs amateurs dans Une mort dans la famille. Qu’est-ce que leur présence vous apporte ?


Le travail avec les amateurs a toujours fait partie de ma pratique artistique. En Angleterre, j’ai beaucoup fait du “théâtre de communauté” dans des centres sociaux, et j’ai beaucoup enseigné le théâtre à des amateurs. Pendant les deux années que j’ai passées à diriger une formation de théâtre à Birmingham, j’ai animé un cours de théâtre de sept mois dans un centre pour sourds-muets. Je ne fais pas appel aux amateurs parce qu’ils sont amateurs, mais parce que ma façon de faire du théâtre a toujours été liée au fait de faire jouer des gens qui ne sont pas acteurs. Pour ce spectacle en particulier, c’était aussi lié à deux raisons principales. D’abord, les acteurs de plus de 80 ans sont très difficiles à trouver, donc nous avons dû faire appel à une directrice de casting de cinéma pour rencontrer des gens qui faisaient de la figuration. Ensuite, je recherche toujours des gens qui puissent avoir un rapport nécessaire au théâtre. Qu’est-ce que cette personne a besoin de dire à ce moment de sa vie avec le théâtre ?
Cela permet de réduire l’écart entre le personnage et soi-même, pas dans le sens où on se jouerait soi-même (ce qui ne m’intéresse pas du tout), mais pour que puisse naître un rapport entre la vie de la personne et ce qui est joué. Par ailleurs, il est très important pour moi de constituer un groupe, et que ce groupe soit composé de personnes qui n’ont aucune expérience du théâtre comme de personnes qui en ont énormément.
Je dis souvent que j’ai besoin soit d’acteurs merveilleux, qui ont des années d’expérience, une énorme maîtrise théâtrale ou un talent énorme, soit d’acteurs qui ne sont jamais montés sur un plateau, mais qui arrivent avec une forme d’ouverture. Ces gens-là ne savent pas encore ce que le théâtre peut être pour eux, et on peut répondre à cette question ensemble. Réciproquement, leur présence met les acteurs dans un autre état d’éveil et de conscience. C’est difficile de créer en face de quelqu’un qui, d’une certaine manière, ne joue pas, ou du moins ne joue pas comme eux. Ça les empêche de s’en remettre à leurs habitudes de jeu. Et c’est exactement ce que je cherche : amener l’acteur à faire quelque chose qu’il n’a pas encore fait. Finalement, la présence d’amateurs au plateau pose la question du jeu : qu’est-ce que jouer ? Qu’est-ce que le théâtre ?


Vos scénographies ont tendance à instaurer une certaine porosité entre la scène et la salle. Que voulez-vous approcher avec ces dispositifs ?


Le théâtre est une expérience à la fois intime, vécue à l’intérieur de nous, et collective, parce que nous sommes un groupe d’étrangers réunis pour l’occasion. Face à ces conditions premières, il me semble que toute évolution théâtrale est passée par un ajustement du dispositif scénique. Je souhaite de plus en plus casser la frontière entre le public et la scène pour approcher une sensation. Pina Bausch disait : “what moves you ?”, ce qui signifie en même temps “qu’est-ce qui vous fait bouger ?” et “qu’est-ce qui vous émeut ?”. Je voudrais approcher un équilibre entre monde intérieur et monde extérieur. Le théâtre ressemble aux bouddhas qui ont les yeux à moitié ouverts, pour être à la fois à l’intérieur et à l’extérieur. Pas trop ouvert, pas trop fermé ; c’est l’entre-deux qui est important. Cet entre-deux, c’est aussi l’endroit où la scène touche la salle. Quelque chose comme ça. Mais ce sont juste des divagations (rires). J’espère que les gens présents dans la salle le verront d’eux-mêmes.


  • Propos recueillis par Raphaëlle Tchamitchian le 29 novembre 2021
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