: Entretien avec Raoul Collectif,
Vous avez suivi, il y a quelques années, la formation de l’École supérieure d’acteurs du Conservatoire royal de Liège dans des promotions différentes. Comment vous est venu le désir de travailler ensemble ?
Raoul Collectif : C’est suite à un exercice d’école que nous fûmes cinq à créer notre premier spectacle, Le Signal du
promeneur. Une « matière » commune nous a vite réunis et nous avons au début procédé par intuition. Nos intérêts
se portaient vers un certain rapport à la performance sociale et économique, au regard d’un rapport à la nature et au
besoin d’authenticité. L’un dans l’autre, entre questions, motivations et élan, nous avons souhaité passer à l’action.
Nous avions déjà un goût prononcé pour l’aventure, qui va jusqu’à être maîtres de notre temps et de nos moyens
de production. Depuis notre première pièce, nous avons cherché à écrire des histoires de destins personnels et
collectifs. Dans Le Signal du promeneur, nous interrogions la lutte individuelle voire la rupture avec son milieu social,
professionnel, familial. Dans Rumeurs et petits jours, il s’agissait de demander à un groupe de se positionner dans
un contexte économique brutal, entre résistance et acceptation. Dans Une cérémonie , nous prenons les chemins
de traverse pour suivre ce que nous pouvons nommer des « idéalistes ».
Pourriez-vous revenir sur la réalité de votre travail, votre rapport à l’écriture et à la conception collective de vos spectacles ?
Nous n’avons pas « une » méthode de travail et nous cherchons à chaque création le chemin qui convient à tous
pour «se mettre au travail».
Nous faisons des allers-retours entre la table et le plateau. C’est souvent une recherche
qui s’envisage comme un jeu nourri d’essais et d’erreurs. Parfois, le plateau répond pour nous et nous fixons alors
ce qui nous semble être cohérent. Nous brassons beaucoup d’intuitions, de pistes et de ressources historiques.
Nous puisons dans des matières extérieures et des matières internes au groupe. C’est cette somme d’informations
qui va nous révéler l’histoire que nous souhaitions raconter. Nous venons d’une école – l’École d’acteurs du
Conservatoire de Liège – dont la pédagogie est fortement influencée par Le Groupov, un collectif d’artistes qui
utilisait souvent l’expression« il faut chevaucher le tigre ». Nous nous retrouvons dans cette image. Chevaucher le
tigre, c’est oser suivre des intuitions qui ne mènent peut-être nulle part. Mais c’est aussi guider l’énergie collective
pour la mettre au service d’une intelligence critique et dramaturgique. Sans metteur en scène, nous devons faire
un pas de côté et nous rassembler autour de ce que nous souhaitons raconter. Ce qui nous intéresse avant tout,
c’est de nous positionner progressivement autour d’une histoire commune. Nous faisons naître un récit et nous
nous mettons au service de ce récit. Souvent le spectacle continue à s’écrire après la première représentation.
Nous pouvons même dire que c’est un organisme vivant, toujours en réorganisation.
À propos des intuitions et des réorganisations permanentes autour d’un propos commun, il semblerait qu’un de vos voyages au Bénin ait été un point de départ ou plutôt un déclencheur de votre spectacle Une cérémonie.
Nous suivons un cheminement dramaturgique depuis nos tout premiers pas sur le plateau. D’une certaine manière,
le point de départ d’Une cérémonie existait déjà lorsque nous étions en travail sur Le Signal du promeneur.
Par exemple, nous étions fascinés par l’histoire d’un chasseur d’animaux disparus au Mexique. Pour la préparation
du deuxième spectacle, nous sommes allés à sa rencontre et par des chemins de traverse avons découvert une
culture précolombienne dont les rituels persistent. Ça, c’est un exemple de cheminement. L’histoire du chasseur
de ptérodactyles n’est qu’une des nombreuses étapes qui nous permettent d’aller vers quelque chose de nouveau.
Dans cette Cérémonie, nous laissons émerger très nettement notre rapport à la musique, notre passion pour le jazz
et le fait que ce genre musical soit véritablement issu des musiques africaines. Au Bénin, on retrouve cette notion
de cérémonie spirituelle qui passe par l’incarnation des esprits dans des fétiches. De même, dans Rumeurs et petits
jours, nous nous demandions quels étaient nos mythes et travaillions sur le néolibéralisme.
Eh bien, on retrouve ici aussi cette question dont nous avions esquissé certains aspects : les fétiches, la tension
entre le réalisme d’une société, l’irrationalité de certains esprits et la prétendue vérité que porte le réalisme de
cette société. On ne peut pas nier qu’un système d’oppression existe autour de nous. Il nous serait impossible de
parler des idéalistes sans parler des cadres qui les enserrent. Bien que cette cérémonie reste un mystère, cherche
ses codes, on y retrouve l’histoire d’une défaite et d’une joie. Nous voulons mettre en scène l’idée que des gens
souhaitent organiser une cérémonie, qu’ils trouvent cela important aujourd’hui, mais sans savoir par où commencer,
ni comment s’habiller, ni qui convoquer.
Au sein de votre Cérémonie, il y a un personnage que personne n’attendait : Don Quichotte. Comment cette figure de l’errance s’est-elle présentée à vous ?
D’abord Don Quichotte nous fait beaucoup rire. Ensuite, il incarne à nos yeux une forme de résistance : il s’aventure sur des chemins qui ne vont nulle part, en suivant son propre rythme. À l’heure du diktat de l’urgence, de la performance, de l’efficacité, sa posture est pour nous exemplaire. De notre côté, nous ne cessons de défendre le temps de la création et le droit de ne « pas savoir » où aller exactement. Ce sont des bastions fragiles que nous essayons absolument de protéger. Le monde nous apparaît parfois comme une aberration quand il s’agit d’obéir à des normes de rentabilité et en même temps de trouver la liberté et le temps de créer. Ce qui nous séduit aussi dans Don Quichotte, c’est son désir de partir à l’aventure en utilisant de trop vieilles armes. Notre arme à nous, un peu désuète, peut-être, pour une grande majorité des gens, c’est le théâtre, c’est convoquer l’imaginaire.
Le théâtre fait partie des codes de cette cérémonie : pourquoi est-il toujours aussi fascinant d’en parler, d’en faire ?
Nous souhaitons lui rendre hommage.
À côté de cet hommage au théâtre, il y a une vraie déclaration d’amour pour la musique également.
La musique est là depuis très longtemps. Elle fait partie de nos rituels avant de commencer à travailler. Dans nos
précédents spectacles, nous avions créé une fanfare et un quintet de tubas, par exemple. Pour ce spectacle, elle est
liée au Bénin et à notre amour du jazz. Elle part du Royaume du Dahomey où elle accompagne les histoires des
griots qui racontent les rois et les puissants sur des rythmes entêtants. Ensuite, en allant très vite, un fil se tire et
nous nous apercevons que, de ces rythmes, de ces chants et du commerce triangulaire, naît le jazz. Le voyage de
la grande histoire à travers la musique nous intéresse et devient un défi : tenter de l’interpréter au plateau alors que
nous ne sommes pas musiciens.
Avez-vous une nostalgie de l’avenir ?
La nostalgie d’un idéal, oui, c’est quelque chose qui nous accompagne. Il y a une phrase de Tarkovski qui dit :
« Je défends l’art qui porte en lui la nostalgie d’un idéal, qui en exprime la quête.»
C’est aussi notre position. Dans une
société qui se détruit, le seul moyen de ne pas s’effondrer avec elle, c’est de lui opposer un idéal. Notre imagination se doit d’être à la hauteur.
« Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à paraître et dans ce clair-obscur
surgissent les monstres », disait Antonio Gramsci.
Ces monstres nous interpellent et nous tentons de les interroger
au plateau, de les représenter comme des fétiches. Cet interrègne existait déjà dans notre précédent spectacle,
avec l’apparition de TINA[1]. TINA est un monstre-idée. Dire qu’il n’y a pas d’alternative, c’est une idée monstrueuse.
Parce que nous vivons une époque de destruction des acquis sociaux, nous avons tout intérêt à investir la force de
l’imaginaire pour pouvoir y répondre de manière digne, dès aujourd’hui. Nous sommes beaucoup plus mobilisés par
le présent que par une image fantasmée de l’avenir. Nous puisons dans l’histoire les armes du présent. Apprendre
du passé pour se tenir avec intégrité face au présent, c’est déjà quelque chose de précieux si nous y arrivons.
- Entretien réalisé par Marion Guilloux le 22 janvier 2020 pour le Festival d'Avignon
Notes
[1] There Is No Alternative = slogan politique couramment attribué à Margaret Thatcher lorsqu’elle était Première Ministre du Royaume-Uni.
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