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Pionniers à Ingolstadt

mise en scène Yves Beaunesne

: Note d’intentions

L’oeuvre littéraire de Marieluise Fleisser est à peu près ignorée en France, complètement éclipsée par celle de Brecht alors qu’en Allemagne elle fait l’objet d’un véritable culte. Ses oeuvres les plus connues sont probablement les deux pièces de son diptyque, Purgatoire à Ingolstadt (1926) et Pionniers à Ingolstadt (1928), écrites alors qu'elle était l'une des compagnes de Bertolt Brecht. Pionniers à Ingolstadt, montée à Berlin en 1929, fut très remarquée et fit scandale, en particulier à Ingolstadt, la ville natale de Marieluise Fleisser, et lui valut la haine mortelle de son village et de sa famille.


Une compagnie de soldats du génie, des pionniers, arrive dans la petite ville d’Ingolstadt, en Bavière, pour réparer un pont de bois. Dans cette ville où elles s'ennuient, les jeunes femmes, séduites par les soldats, s'aventurent avec eux dans des jeux de désir et de sexe qui révèlent leur vie, passé, présent et futur.


Ingolstadt est "une antichambre tout à fait quelconque de l'enfer", pour reprendre le titre d’un roman de l’auteur. Il n’y a pas de conflit central, mais un tourbillon de blessures invisibles dues à l'absence de contact qui laisse une impression de fatalité. Des gens qui veulent être libres et qui ne le sont pas. Des irréductibilités les unes en face des autres. "Je ne sais pas comment le dire", "Je ne trouve jamais les expressions" dit Berta. Les personnages (principalement jeunes et populaires) sont pris dans cette confrontation (et peut-être même sont-ils faits de cette confrontation), dans ce rapport de violence, entre cynisme et sentimentalité : "Quand il pleut dehors, c'est ta faute" (Le Poisson des grands fonds.) "Dans une vie fausse, tout se fausse et l'amour devient aussi indispensable qu'intolérable" dit Marieluise Fleisser.


J’ai découvert ce texte à Bruxelles, les bottes aux pieds. Depuis, il vit en moi, m’appelant régulièrement jusqu’à me sauter au cou : c’est une espèce de bombe qui vous fait venir l’écume et qui ne vous lâche plus. Car Marieluise Fleisser ne peut pas écrire sans parler à quelqu’un. Quand je marche, elle est toujours sur mon épaule. Comme elle, je n’aime pas le théâtre dogmatique, je plaide pour une approche plus mélancolique, attentive à l’inouï de l’événement comme aux « misères du présent » (Péguy). Ce monde-ci est déjà le vrai. Il faut vouloir vivre. Avec Fleisser, qui est passée à travers l’Allemagne d’avant et d’après-guerre sans lâcher prise, c’est possible. Elle a la pudeur de ne pas être une poubelle autobiographique, simplement elle ne rejette jamais ses propres ombres.


Comment donner la parole à des êtres à qui les mots manquent, que le théâtre fait parler, et qui parlent au théâtre d’aujourd’hui comme s’il s’inventait sous nos yeux ? Marieluise Fleisser interroge les rapports humains avec cet irrépressible besoin de se poser des questions pour lesquelles il n’y a pas de réponse : c’est la cassure qui importe, pas le fil. C'est là un théâtre intérieur d'une parole qui, dans sa nuit, s'adresse au spectateur et à ses ombres. "Ne pas s'adapter et tenir bon quand même" dit-elle encore dans ses notes pour Le Poisson des grands fonds.


Epousant la trajectoire existentielle et artistique de l’auteur, plus proche de la ligne brisée que d’une flèche atteignant son but, sa langue est bandée comme un arc, retroussant les manches des mots de tous les jours. Tous les commentateurs ont cherché à définir cette langue si particulière. Dans une de ses dernières interviews télévisées, elle disait : "J'écris avec un couteau pour couper les illusions, les miennes et celles des autres". Walter Benjamin la définit comme «non littéraire, mais point naturaliste pour autant», il parle du «désarroi inqualifiable avec lequel le parler populaire entreprend de gravir, barreau après barreau, l'échelle du discours social pour parler l'allemand pur et distingué des classes dominantes» et ajoute que ces choses-là, qui tiennent de «l'escroquerie» deviennent, chez Fleisser, «des moyens artistiques de premier ordre».


Voilà un auteur qui évite la cuisine géométrique, décimétrique pour sylphide anorexique ou samouraï émasculé, servie dans des cendriers ou des assiettes rectangulaires. On peut être inculte en matière culinaire et néanmoins apprendre comment devenir gourmand du monde. Pionniers à Ingolstadt est une oeuvre pleine d’air, elle porte loin, elle impose son rythme, ses phrasés saccadés qui retombent en cascades graves et finissent en murmures. Elle embue de sa bienveillance : chez elle, les misérables ont l’haleine douce. Ce poème est un tel geste contre la brimade et vers la conscience qu’en le reniflant il semble flotter dans l’air comme la couche d’un gaz peu volatil, une nappe d’émotion qui vous unit à l’humanité entière.


Pour y arriver, j’aimerais déconstruire, loin de la mode, qui est le principe de la soumission : la mode nous prive de tous les pouvoirs du regard et du rêve. Nous pourrions décider que la beauté des autres, et aussi la nôtre, ne dépendent pas de la fréquentation d’une boutique, d’un cercle étroit ou de la possession d’un signe. Véritable système d’aliénation, la consensualité est un discours silencieux sur l’ordre qui doit régner et sur la définition obligatoire du bonheur, même théâtral. Fleisser m’emmène loin des terrorismes du bon goût moderne, elle déteste les censeurs, elle ne veut que les utopies. Son théâtre est une lutte avec le temps et l’histoire. Sans quoi l’histoire nous mordra la nuque. Nos plaisirs nous dénoncent. Pour manger le placenta de sa pièce, il me faut des fildeféristes aimant le déséquilibre, des champions du gouffre. Voilà pourquoi je veux travailler avec Judith, Jean-Louis, Servane, Mathieu, Thomas et les autres.

Yves Beaunesne

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