: Entretien avec Eric Vigner
Entretien réalisé par Fanny Mentré
Tu as mis en scène Bajazet à la Comédie-Française en 1995. Tu reviens à l’écriture de Racine aujourd’hui avec Mithridate. (...) Envisages-tu une forme de « continuité » entre ces deux spectacles, Bajazet et Mithridate ?
La continuité existe de fait puisque Racine a écrit
Mithridate juste après Bajazet, un an plus tard.
Ce sont deux pièces de la même veine, situés
en Orient – Bajazet en Turquie et Mithridate en
Asie mineure sur les rives du Bosphore.
Mithridate, c’est aussi la suite du travail et de
la rencontre artistique que nous avons eue sur
Partage de midi, la rencontre entre Jutta Johanna
Weiss et Stanislas Nordey. Nous avons le désir
d’aller « encore plus loin », je suis passionné
de voir comment leur art du jeu va rencontrer
l’écriture de Racine. C’est aussi le plaisir de
travailler pour la première fois avec Thomas
Jolly, de retrouver Jules Sagot pour qui j’avais
écrit dans Tristan [créé en 2014 et publié par
Les Solitaire Intempestifs en 2015], le plaisir de
travailler avec Philippe Morier-Genoud qui est
dépositaire d’une partie du théâtre français,
celle du CDNA de Grenoble, et Yanis Skouta, le
plus jeune de tous, qui sort de l’École du TNS.
Ce sera, pour chacun d’eux, l’occasion d’aborder
Racine pour la première fois.
Les acteurs inspirent souvent mes projets et non le contraire. C’est pour eux que je choisis les textes, travaille la matière esthétique, le champ de signes pour leur permettre de développer leur imaginaire. Mithridate parle de transmission : que reste-t-il à l’heure de sa mort ? Quel monde va-t-on transmettre ? J’aime cette distribution qui réunit quatre générations d’acteurs – cinquante ans de l’histoire du théâtre. En ce qui me concerne, j’aborde pour la deuxième fois Racine, mais cette fois-ci avec une expérience pragmatique liée à la fréquentation de grands textes, Shakespeare, Molière, Corneille, Hugo, mais aussi Koltès et Duras. Vingt-cinq ans séparent ces deux mises en scène. Mon expérience du théâtre et de la vie altère l’idée de perfection abstraite que je pouvais avoir envers l’écriture de Racine. Je l’aborde aujourd’hui avec une notion d’impureté. Le thème du poison qui circule dans la pièce va bien avec cette notion d’impureté et d’un travail toujours en mouvement. Oui, c’est cela Mithridate, des corps empoisonnés et des âmes souffrantes.
Mithridate est un personnage redoutable et redouté, imprévisible, complexe qui entretient depuis l’enfance une relation particulière avec la mort...
Mithridate VI est connu pour ce qu’on appelle la « mithridatisation » – qui est un peu l’invention du vaccin avant Pasteur. À cette époque, le meurtre par empoisonnement était fréquent. Très jeune pour échapper à ceux qui voulaient l’assassiner, il s’est retiré dans les montagnes et s’est forgé une solide connaissance des poisons, qu’il a absorbés constamment en petite dose afin de s’en immuniser. Toute sa vie, il a travaillé à se constituer comme « immortel », à éloigner la mort à la fois de son corps et de sa conscience. Il est devenu en quelque sorte, un héros.
On peut considérer que l’immunité corporelle
qu’il s’est forgé est une victoire sur la mort.
Mais d’un autre côté, il n’a jamais cessé de
s’empoisonner. Le thème du poison contamine
la pièce et me semble être un moteur de jeu
passionnant. Le poison est une drogue qui
provoque une exaltation des sentiments, des
visions, des doutes, des passions. Mithridate
est empoisonné et a empoisonné le monde
autour de lui. Les personnages autour sont
des projections de son esprit et de son corps
malade, ce sont en quelque sorte des facettes
de Mithridate, vues à travers lui. Dans les
confrontations – puisque ce sont toujours des
scènes de conquêtes ou de combats entre les
protagonistes –, il n’y a pas de parole vraie, tout
est sujet à caution, au doute. L’idée de trahison
est omniprésente.
Mithridate sait que la mort est là. C’est sa fin
ultime dans le domaine des vivants. Racine
se place et écrit à travers Mithridate sur un
sentiment qui est la peur de mourir. Comment
affronter cette mort ? Mithridate n’est pas du
tout assagi, pas du tout apaisé. Sa frayeur
terrible m’émeut. Il s’est cru éternel conquérant,
immortel, à l’égal de Dieu. Il a été injuste et
cruel, a construit et détruit un monde, assassiné
plusieurs de ses femmes, il n’a pas hésité à
sacrifier les plus intimes et il se retrouve seul
face à la mort. Et cette solitude apparaît dans
son immensité : il est face au néant. Pour la
première fois, il est face à un autre qu’il ne
connaît pas, qui est lui-même. C’est le sujet de
la pièce : Mithridate, à l’heure de sa mort, est
obligé de devenir un homme, dans sa nudité.
Mithridate est une œuvre crépusculaire, Racine
y explore sa condition de mortel. Le suicide de
Mithridate à la fin, qui peut apparaître comme
un geste héroïque, n’en est peut-être pas un.
Choisir le suicide, c’est continuer d’être dans son
rêve, ne pas subir l’humiliation, ne pas voir la
fin d’un monde.
Pourrait-on dire, selon toi, que Mithridate est la tragédie la plus « épique » écrite par Racine ?
(...) La pièce est passionnante car il y a un bouleversement continuel des situations, des rapports. Tout est instable et peut se démultiplier en un nombre étourdissant d’interprétations, de possibles. Un événement peut venir révolutionner une situation, rebattre les cartes des rapports entre les protagonistes, les faire se « repositionner ».
Peux-tu parler de l’esthétique du spectacle et notamment de la scénographie ?
Il y aura une résonance forte avec Partage de Midi, que Claudel achève sur une forme d’irrésolu. La dernière image de Stanislas contre le mur de briques du TNS, sous le bonsaï géant, pourrait être l’endroit où commence Mithridate, au royaume des morts. Je ne dis pas que ce sera le cas mais je pars de là. Il devrait y avoir dans l’espace vide deux éléments fondamentaux : une « Colonne sans fin » inspirée par celle de Brâncuşi qui est sur le site de Târgu Jiu en Roumanie, un totem géant, élément guerrier, sculptural, qui évoque une connexion directe avec le ciel, l’infini ; l’autre est un rideau d’un million de perles de verre bleues de 7m sur 11m, qui avait été fait à l’occasion de la création de Savannah Bay [de Marguerite Duras, créé à la Comédie-Française en 2002]. C’est un élément traversant dont la matière est mouvante et sonore, qui renvoie à l’océan et au ciel. Cette scénographie de Mithridate n’est pas « fixe », elle évoluera au long du spectacle. Je voudrais pouvoir créer des « fondus enchaînés » – comme on en voit dans Eyes Wide Shut [film de Stanley Kubrick, 1999]. Comme lorsque la mort arrive, ou le sommeil. Le temps de fermer les paupières, on bascule dans une autre réalité. J’aimerais faire exister cela physiquement, avec l’espace et avec la lumière.
- Entretien réalisé par Fanny Mentré le 30 novembre 2019, à Paris. La version complète de l’entretien est disponible dans le programme de salle
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