: Entretien avec Olivier Py
Propos recueillis par Michel Flandrin
Vos dernières créations pour le Festival d’Avignon arborent des formes variées : feuilleton théâtral avec Hamlet à l’impératif, opérette jeune public avec L’Amour vainqueur, triptyque inspiré d’Eschyle avec Pur Présent... À quel moment se détermine la géométrie d’un spectacle ?
Olivier Py : La forme arrive avant toute chose. Bien entendu, je n’écris pas de la même manière un texte de dix heures et une petite forme car l’ambition littéraire et la dramaturgie sont différentes. Dans le processus d’écriture au long cours, un lâcher-prise est nécessaire. J’écris tous les jours. Je suis à l’écoute du projet qui m’entraîne bien souvent dans des directions inattendues. À l’origine de Ma Jeunesse exaltée, il y avait mon désir de revenir au spectacle épique qui, à une époque, avait constitué ma signature. Si nous nous souvenons bien, c’est La Servante en 1995 qui a scellé mon aventure avec Avignon. Cette épopée était composée de quatre grandes pièces et plusieurs dramaticules. Pour ma dernière édition à la tête du Festival, je tenais à revenir au gymnase du lycée Aubanel, avec une création inscrite dans la mémoire de La Servante, sans en être la suite, la répétition ou l’adaptation.
Si dans Ma Jeunesse exaltée, vous convoquez La Servante, le personnage central Arlequin convoque, lui, tout un mythe propre à l’histoire du théâtre.
Arlequin était absent au début du projet. Puis peu à peu, il s’est imposé, car Arlequin représente la jeunesse.
Quel est le regard de la jeunesse ?
Comment peut-elle se réapproprier les modèles, les symboles qui lui
permettront de maîtriser son destin et non de se le laisser dicter par
les générations précédentes ? Si biologiquement, je suis sorti de la
jeunesse, j’écris toujours sur la jeunesse. Dans toutes mes pièces, le
héros est un homme jeune qui se bat contre la violence du monde.
Dans La Servante, le personnage paradigmatique du théâtre, celui qui
en donne une représentation la plus complète, est Matamore, un vieil
acteur. Dans Ma Jeunesse exaltée, Arlequin symbolise le théâtre mais
il n’en a pas toute la force : il a besoin d’un vieux poète pour se définir et
être à la hauteur de ses combats.
Dans La Servante, quatre jeunes gens transmettaient un secret. Ma Jeunesse exaltée repose sur quatre canulars. Le propos paraît plus désenchanté.
La Servante est une lampe dont l’incandescence mystique illuminait
les personnages. Ma Jeunesse exaltée propose à travers Arlequin
plus d’ironie. Je le vois comme un personnage qui n’est pas frontal,
mais au contraire, souple, facétieux. Il joue parce qu’il est impatient
de toucher une forme de transcendance. Arlequin porte un costume
multicolore et rapiécé qui fascine son entourage.
À l’ouverture de
la pièce, il est livreur de pizzas : ce qui signifie qu’il a été oublié par
l’ascenseur social si celui-ci fonctionne encore. Quand il croise
Alcandre, un poète oublié, celui-ci le pousse à entrer en lutte contre
les nouvelles formes du capitalisme. Si les deux pièces partagent
d’une certaine manière une même structure, soit quatre volets formant
une épopée, Ma Jeunesse exaltée est une synthèse amusée de
La Servante ; Arlequin se prête à la comédie.
Le premier volet de la tétralogie de Ma Jeunesse exaltée évoque les débuts d’Arlequin. Il est question de La Chasse spirituelle, un faux poème d’Arthur Rimbaud.
Le faux poème existe vraiment. À la fin des années 1940 a été publié
une Chasse spirituelle, attribué à Arthur Rimbaud. À l’époque, seuls
Paul Claudel et André Breton ne s’y sont pas trompés. Je suis un
rimbaldien fou, une passion que j’ai peu exprimée jusqu’à présent.
Arthur Rimbaud est l’incarnation de la jeunesse et de l’absolu littéraire.
L’intrigue de La Chasse spirituelle tourne donc autour d’une falsification.
En fait, c’est un vrai poème qui a la pudeur de se cacher derrière le
nom d’Arthur Rimbaud. La question poétique constitue le moteur de ce
premier volet. Existe-t-il encore des poètes ? Est-ce qu’il y aura encore
une jeunesse convaincue de la puissance du poème ? Qu’est-ce que le
poème signifie aujourd’hui ? Quelle est sa valeur politique pour penser
de meilleurs lendemains ?
Le deuxième volet La Trahison d’Arlequin aborde la foi, le sacré et la religion.
La Trahison d’Arlequin traite de Dieu, de la mystique. Le mélange de
farce et de tragique génère une tonalité plus grave. Je suis très attaché
au personnage de Sœur Victoire. À l’heure actuelle, personne ne met
en scène une nonne hors de la caricature. Sœur Victoire apparaît
comme une parodie mais lorsqu’elle prend en charge le discours
féministe, elle devient une personne tragique, à ne pas confondre
avec une tragédienne. Dans les quatre pièces, les canulars produisent
du vrai, du réel. Ainsi Esther est une fausse sainte qui croit ne pas
croire mais qui voudrait croire. Elle développe un discours théologique
plus crédible que le catéchisme vaticanesque. Elle se confronte à des
mystiques inquisiteurs et un évêque très cynique. Je me suis beaucoup
attaché aux méchants, qui sont les Pantalone, les Polichinelle de la
commedia dell’arte. Après plusieurs mois avec eux, j’ai fini par les aimer.
Arlequin lui-même est parfois insupportable par son absence
d’empathie. Tout le monde l’adore et tout le monde veut sa peau. Mes
personnages sont des intellectuels, loin d’être idiots. Lors du travail
sur Hamlet à l’impératif, qui est une proposition purement discursive,
j’ai pris conscience de l’énergie de jeu produite par la dispute
intellectuelle. J’ai eu envie de poursuivre cela.
Dans le volet suivant, Arlequin se frotte à la politique et aux politiques.
La Mort d’Arlequin est révolutionnaire. Il y est question d’un faux restaurant cannibale qui provoque la chute du pouvoir. Alex, le personnage central, s’obstine à identifier les nouvelles formes d’un capitalisme 2.0. Il ne désespère pas de démasquer la volonté du monde marchand, de falsifier l’appréhension du réel pour le rendre plus consommable, plus profitable. Arlequin intervient parce qu’il incarne le Théâtre et les vertus du réel. Il rappelle qu’il n’y a pas d’être que l’être et que la violence du pouvoir est toujours une falsification. Mais peut-on encore fomenter une révolution face à un pouvoir qui désormais n’a plus de visage ?
Enfin, Le Triomphe d’Arlequin qui, dès son ouverture, descend le héros aux enfers.
Je reviens régulièrement à la catabase, aux enfers de théâtre. J’ai écrit
Le Visage d’Orphée pour la Cour d’honneur du Palais des papes en
1997. Arlequin conjure la mort en provocant le rire, notamment grâce
à un sonnet sur les excréments. Le comédien Pierre Vial, qui fut l’un
de mes professeurs, m’a dit un jour que c’était dans mes plaisanteries
qu’il entendait de la profondeur. J’essaie de poursuivre le fil de la
pensée, même dans les mots d’esprit ou les blagues les plus triviales.
La comédie reste pour moi le meilleur moyen de rassembler un public
dans une salle. L’écriture est éprouvante, je dois m’y immerger en
permanence et en totalité. Mais l’écriture comique est l’endroit où je
suis le plus profondément français. Je peux rédiger des textes nobles,
sérieux, mais si j’endosse le costume d’Arlequin, il colle à ma peau et
je ne peux le retirer.
Avec Pierre-André Weitz, votre compagnon-scénographe, vous teniez à revenir au gymnase Aubanel où La Servante fut créée ?
Nous souhaitions repartir du décor, notamment du proscenium en
bois vernis de La Servante, le découper, le déplier, le « rotationner », le
« calissonner »... La combinatoire est au centre du travail de Pierre-André
Weitz, qui m’accompagne depuis trente-deux ans. Je crois au théâtre de
tréteaux qui protège de son opposé le théâtre bourgeois. Plus le tréteau
est précaire, plus la parole est grande, intelligente et spirituelle. Nous
n’avions jamais travaillé sur Arlequin et nous en avons appris beaucoup.
Son costume est en soie, un tissu qui induit la méditation. Mais il est
troué, rapiécé, c’est un costume de misère. Ce « bout à bout » symbolise
le théâtre mais aussi la révolte du bas de l’échelle contre les puissants.
Arlequin porte un masque noir parce qu’il est certainement un portefaix
ou un Africain. Par sa danse et sa beauté, il reflète un monde qui ignore
les plus démunis. Voilà pourquoi les autres costumes sont d’aujourd’hui.
De Carlo Goldoni à Marivaux, à travers Arlequin ce sont toujours les
sociétés du moment qui sont questionnées.
Ma Jeunesse exaltée réunit donc des collaborateurs fidèles mais aussi une nouvelle génération.
Oui, Céline Chéenne descend du « bateau Servante ». Je tenais à ce dialogue entre les âges pour ce conflit entre les vieux Pantalon, à la fois stupides et conscients de leur déchéance, et les jeunes, énervants dans leur emphase et leur besoin d’absolu. C’est en voyant travailler Bertrand de Roffignac, qui était mon assistant et incarnait Horatio dans Hamlet à l’impératif, que j’ai écrit Arlequin. Arlequin est une fatalité pour un acteur qui nourrit des velléités de noblesse, de tragédie, et qui se retrouve avec ce qu’il est. Arlequin possède un corps, une énergie, cultive un rapport au monde qui relève de la pathologie. Et Bertrand est un Arlequin dans le sens où quelque chose de sa propre histoire se célèbre à travers le lien à une autre génération. Il y a bien sûr le plaisir de retrouver des interprètes comme Xavier Gallais, Olivier Balazuc, Émilien Diard-Detœuf, mais pour ce pèlerinage au gymnase Aubanel presque trente années après, je voulais des nouveaux venus, à qui j’ai confié des rôles principaux.
Quelles étaient les images posées sur votre bureau lorsque vous écriviez Ma jeunesse exaltée ?
J’ai lu ou relu quasiment tous les textes sur Arlequin. J’ai examiné
ses multiples représentations, en particulier chez Pablo Picasso.
Il avait compris qu’Arlequin est la quintessence de l’artiste. Ses
Arlequin s’assimilent presque toujours à des autoportraits exultants,
mélancoliques, gorgés d’immanence et d’héritages artistiques. Pour
me détendre des crampes de l’écriture, j’ai dessiné une multitude
d’Arlequin, j’ai aligné des croisillons, des calissons. L’un des défauts
des écritures de jeunesse consiste à vouloir tout mettre dans une
œuvre. Ce travers, je n’ai pas réussi à m’en défaire. Je voulais
qu’il y ait tout, y compris l’état de ma pensée, de ma vie. À ce titre,
Ma Jeunesse exaltée est une pièce systémique qui englobe mon
aventure avignonnaise et la situation horoscopique de devoir partir un
jour. Ce qui constitue un total déchirement.
- Propos recueillis par Michel Flandrin
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